Lettres d'une péruvienne, lettre 14 : analyse linéaire

Lettres d'une péruvienne, lettre 14 : analyse linéaire

Introduction

Mme de Graffigny, femme de lettres du XVIIIe siècle, écrit Lettres d’une Péruvienne en 1747, un roman épistolaire fictif et engagé. Elle y donne la parole à Zilia, une princesse inca enlevée au moment de ses noces, séparée de son fiancé Aza, puis emmenée en Europe. Loin de chez elle, Zilia se retrouve confrontée aux mœurs des Français, qu’elle observe avec étonnement, incompréhension, voire indignation.

Ce roman s’inscrit dans un double héritage : celui des Lumières, qui questionnent la société, et celui des romans de voyage qui, à travers le regard d’un personnage étranger, permettent de critiquer les coutumes européennes.

Dans cette Lettre XIV, Zilia raconte à Aza une scène humiliante qu’elle vient de vivre dans un salon parisien. Cette scène lui permet de mettre en lumière la brutalité déguisée de ceux qui se croient civilisés.

Nous verrons donc comment Mme de Graffigny, à travers cette anecdote vécue par Zilia, renverse les rôles entre sauvage et civilisé, en mettant en évidence la souffrance, la dignité et le regard critique de son héroïne.


I. Le récit d’une expérience vécue dans l’humiliation (l. 3 à 16)

Dès le début de l’extrait, Zilia oppose deux mondes : celui de l’intimité avec Aza et celui de la vie parisienne. Elle évoque avec mélancolie les moments où elle pouvait « n’exister que pour [lui] ». Cette formule poétique traduit à la fois la force de leur lien et la perte de son identité dans un environnement oppressant.

Elle est désormais contrainte de porter des « habits de vierge » (ce qui montre qu’on la traite comme un objet sacré à exposer), et de vivre enfermée dans une pièce surpeuplée. L’expression « une chambre remplie d’une foule de monde qui se change et se renouvelle à tout moment » insiste sur l’agitation et l’inconfort de cette nouvelle vie, marquée par l’exhibition permanente.

Le mot « dissipation », qu’elle emploie à la ligne 6, traduit le fait qu’elle est sans cesse distraite, empêchée de penser à Aza. La note de bas de page nous rappelle qu’il s’agit ici d’un synonyme de « distraction », mais le sens moral du mot renforce aussi l’idée d’un environnement frivole, typique des salons mondains.

Pourtant, Zilia cherche à résister à cette superficialité : « je te retrouve bientôt dans les comparaisons avantageuses que je fais de toi avec tout ce qui m’environne ». Le mot « avantageuses » oppose la grandeur morale d’Aza à la médiocrité de ceux qui l’entourent. L’anaphore du pronom « je » dans ce passage marque son effort personnel pour garder son intégrité dans un monde qui cherche à l’absorber.


II. Une scène d’humiliation qui révèle les vrais “sauvages” (l. 17 à 42)

À partir de la ligne 17, le récit se concentre sur une scène précise et particulièrement violente moralement. Zilia raconte comment, dans un salon, elle devient la cible de la curiosité indiscrète des invités.

Une femme, en particulier, l’examine comme un objet : elle s’approche, « me fit lever », « me tourna et me retourna », et examine son habit. L’accumulation des verbes d’action (au passé simple, donc rapides, impersonnels, brutaux) renforce la sensation d’humiliation : Zilia est ici traitée comme une poupée, un corps passif à manipuler. Elle est réduite au statut d’objet exotique.

L’autrice critique ainsi le regard colonialiste de l’époque, qui transforme l’autre en curiosité. Le fait que Zilia ne comprenne pas ce qui se passe ajoute à son désarroi : elle est exclue du sens et du langage, dans une situation qu’elle ne peut que subir.

L’humiliation atteint son comble quand un jeune homme richement vêtu – qu’elle confond avec un anquï, un prince inca – ose lui porter la main « sur la gorge ». Ce geste a une portée symbolique très forte : il s’agit non seulement d’un geste intrusif, mais aussi d’une menace physique sur son intégrité corporelle.

Zilia réagit aussitôt : « je le repoussai avec une surprise et une indignation ». Ce double sentiment montre à la fois sa stupeur face à l’audace de l’homme et sa détermination à défendre son honneur. Elle affirme :

« je lui fis connaître que j’étais mieux instruite que lui des lois de l’honnêteté. »

Par cette phrase, elle retourne la situation : elle, la prétendue « sauvage », se révèle bien plus civilisée que cet homme français. Le renversement est total.

Déterville intervient, mais son rôle est ambigu : il parle « d’un ton si froid que la gaieté du jeune homme s’évanouit ». Ce n’est donc pas une indignation morale, mais une forme de gêne sociale qui fait fuir le jeune homme. Le rire du jeune homme, qualifié de « violents », puis sa disparition sans excuses, accentuent son immaturité et son absence d’honneur.

Ainsi, Mme de Graffigny amène le lecteur à s’interroger : qui sont les vrais sauvages ? Ceux que l’on prétend civilisés, ou celle qu’on traite comme une étrangère mais qui, par son comportement, incarne la dignité ?


III. Un retour à Aza et une réflexion morale sur les mœurs (l. 43 à 51)

Après la scène violente, Zilia revient à son confident : Aza. Elle utilise l’adresse directe « Ô mon cher Aza » pour renforcer l’émotion et la nostalgie.

Elle compare explicitement les mœurs des Français à celles des enfants du Soleil, c’est-à-dire son peuple. Le mot « respectables » qualifie les mœurs incas, tandis que les Français apparaissent comme indignes et violents. Elle oppose aussi la « témérité du jeune anqui » (donc l’agresseur) au « respect », à la « retenue », et à « l’honnêteté » d’Aza.

Cette fin de lettre a une dimension très lyrique : elle célèbre l’amour profond qui lie Zilia à Aza. Elle affirme :

« Toi seul réunis toutes les perfections que la nature a répandues séparément sur les humains. »
C’est une hyperbole amoureuse qui magnifie le personnage d’Aza, présenté comme le modèle absolu de l’homme civilisé.

Cette fin permet donc à Mme de Graffigny de conclure la lettre par une morale : la vraie civilisation ne se mesure pas à l’apparence, mais à la vertu morale : respect, pudeur, honnêteté, délicatesse. À travers Zilia, l’autrice donne une leçon de tolérance et de critique sociale.


Conclusion

Cet extrait de la Lettre XIV est un moment central du roman car il condense les grands enjeux du texte : le regard étranger, la critique de la société française, la dénonciation des apparences trompeuses, et la valorisation de la vertu individuelle.

En donnant la parole à une héroïne humiliée mais digne, Mme de Graffigny renverse le regard ethnocentré de son époque : c’est la prétendue sauvage qui incarne les valeurs les plus humaines.

Par l’émotion, la dénonciation et la finesse du regard, ce passage nous invite à réfléchir sur la véritable définition de la civilisation – non pas comme une question de culture, mais de respect de l’autre.

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