Lettres d'une péruvienne, lettre 23 : analyse linéaire
Introduction
Après six mois d’absence, Déterville revient et déclare enfin sa passion à Zilia, qui, elle, a gagné en maîtrise du français et en assurance morale. L’extrait met face à face deux conceptions de l’amour : la passion pressante et « moderne » de Déterville, et la retenue fidèle de Zilia, tournée vers Aza et vers des valeurs de sincérité et de constance. Mme de Graffigny compose ici une scène quasi théâtrale où les répliques s’enchaînent, révélant l’écart culturel, social et éthique entre les personnages.
I. Une tentative d’éclaircissement : Zilia refuse l’équivoque (l. 55 à 65)
Le passage s’ouvre sur l’aveu brûlant de Déterville : « Vous m’aimez, Zilia… vous m’aimez, et vous me le dites ! ». L’anaphore et l’exclamation miment l’emballement de la passion. Zilia, au contraire, ralentit et clarifie : « Mais expliquez‑moi quel sens vous attachez à ces mots adorables : je vous aime. » → c’est une interrogative indirecte (marqueur quel, verbe introducteur à l’impératif expliquez‑moi), signe d’une volonté de définir les termes avant d’engager son cœur. Procédé : rationalisation contre emportement.
Elle précise immédiatement son malaise : « Votre ton, vos yeux, mon cœur, tout me séduit. » L’énumération en parallélisme ternaire reconnaît le pouvoir séducteur de la scène, mais le connecteur adversatif (« peut‑être n’est‑ce que pour me replonger plus cruellement dans le désespoir ») redit sa vulnérabilité : elle craint la confusion des sentiments. D’où la mise à distance : « Vous m’étonnez… d’où naît votre défiance ? » — Déterville appelle à la confiance, Zilia réclame la preuve (« depuis que je vous connais… toutes mes actions n’ont‑elles pas dû vous prouver que je vous aime ? »). Le verbe pronominal « se faire entendre », récurrent dans le roman, rappelle l’enjeu majeur : bien dire et bien comprendre.
Pivot décisif : Zilia formule la question‑clef qui balise toute la suite : « expliquez‑moi quel sens vous attachez à ces mots adorables Je vous aime. » Elle dé‑romantise la formule, la passe au crible du sens. Procédés : métalangage, définition, interrogation réfléchie. Elle refuse l’amphibologie d’un « je vous aime » qui pourrait n’être que reconnaissance.
II. Zilia trace la frontière Aza / Déterville (l. 66 à 81)
La réponse de Zilia tranche : « Je crois que votre sort m’intéresse, que l’amitié et la reconnaissance m’attachent à vous. » Champ lexical de la bienveillance raisonnée (amitié, reconnaissance), à l’opposé de la passion. Elle cherche même à consoler : ces « sentiments plaisent à mon cœur, et doivent satisfaire le vôtre » — modalisation éthique (« doivent ») qui pose une norme.
Déterville s’insurge : « vos termes s’affaiblissent » → il veut l’aveu amoureux plein. Zilia opère alors la distinction cardinale : « le sentiment que j’ai pour vous, c’est ce que vous appelez l’amour… j’ai de l’amour pour Aza ». Antithèse nette entre amour‑amour (Aza) et attachement (Déterville). Elle pousse plus loin : « Vous n’êtes point de ma nation… le hasard seul nous a joints, et ce n’est même qu’aujourd’hui que nous pouvons librement nous communiquer nos idées » : triple argument anthropologique (nation), contingent (hasard), linguistique (communication). Procédés : gradation argumentative, lexique social (« lois, usages, nation ») ; c’est l’éthique de la fidélité opposée à l’immédiateté du désir.
Au défi de Déterville (« En faut‑il d’autres… ») répond un autoportrait flatteur (« Né tendre, paresseux, ennemi de l’artifice… ») : lexique de la sensibilité et de la sincérité. Cela peut toucher Zilia (valeurs communes : franchise, refus de l’artifice), mais l’aveu reste centré sur lui (égotisme de la passion), quand Zilia raisonne à partir d’un principe (fidélité à Aza).
III. Déterville, amoureux « parfait »… mais disqualifié par la logique morale de Zilia (l. 82 à 103)
Déterville tente de reprendre l’avantage par la preuve éthique : récit de sa tempérance pendant le voyage, de ses « transports » retenus, de sa discrétion jusqu’au silence. Figure du « parfait amant sensible » : constance, adorateur respectueux, capable de sacrifice (« si vous n’êtes point touchée… je vous fuirai ; mais… ma mort sera le prix du sacrifice »). Hyperboles, pathétique assumé.
Zilia répond sur le même registre, mais retourne l’excès : « Hélas !… quel sacrifice ! » L’exclamation compatissante souligne la noblesse de D., tout en marquant un non ferme. Suit une réplique capitale pour la poétique du roman des Lumières : « Aimez‑moi comme vous aimiez Aza… Je ne sais si vos lois vous permettent d’aimer deux objets de la même manière, mais nos usages et mon cœur nous le défendent. » Antithèse lois / usages / cœur : Zilia inscrit son choix dans un double cadre culturel (coutumes incas) et intime (conscience). Procédés : parallélisme, chiasme sémantique (lois vs cœur), modalité déontique (« défendent »).
Déterville s’exclame : « Quel sang‑froid ! vous m’assassinez ! » → métaphore violente qui dramatise. Or Zilia refuse la scène larmoyante et ramène la discussion au réel : « Quelle est votre espérance sur l’amour que vous conservez pour Aza ? » Nouvelle interrogative pivot, rationnelle et concrète.
IV. L’affirmation finale de la sincérité et du choix de Zilia (l. 104 à 111)
Zilia explique alors son projet : « je lui dis que je m’étais flattée qu’il me procurerait les moyens d’y retourner, ou… de faire des nœuds qui m’instruiraient de mon sort ». Le retour des quipos réactive le thème de la communication vraie, fidèle et informée. Elle demande des actes et non des effusions.
Déterville promet une aide (« je vais prendre les mesures nécessaires ») mais assène le coup tragique : « vous vous flatteriez en vain de revoir l’heureux Aza, des obstacles invincibles vous séparent ». Antithèse promesse / condamnation, adjectif absolu « invincibles » → coup de théâtre. La narration interne de Zilia („coup mortel… mes larmes coulèrent“) fait basculer la scène au tragique. Elle conclut pourtant dans la cohérence morale : si elle ne revoit jamais Aza, elle veut mourir fidèle (« promettez de lui faire savoir que je suis morte en l’aimant ») — clausule sublime, où l’hyperbole (« mourir en l’aimant ») n’est pas pose, mais principe de vie.
Conclusion
Cette scène réalise le nœud sentimental et idéologique du roman : Mme de Graffigny confronte un idéal de sensibilité (Déterville, digne et généreux) à un idéal plus haut encore, celui de la sincérité fidèle et du choix éclairé (Zilia). Par la logique, la précision lexicale et la constance, Zilia reprend la maîtrise d’un échange que la passion voulait confisquer. Elle affirme un moi féminin autonome, fidèle à sa culture et à son cœur — idéal des Lumières : liberté de juger, probité du sentiment, respect de l’autre.

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