Lecture linéaire du Misanthrope de Molière acte 1 scène 1, l'exposition
Introduction
Molière, dramaturge emblématique du 17e siècle, est reconnu pour ses comédies qui mettent en lumière les travers de ses contemporains, notamment à travers la critique des hypocrites dans des œuvres telles que "Le Misanthrope", "Tartuffe" et "Dom Juan". "Le Misanthrope" raconte les déboires d'Alceste, un homme qui, désabusé par l'hypocrisie de la société, décide de s'en éloigner, malgré son amour pour Célimène. La scène 1 de l'acte 1 introduit efficacement les enjeux de la pièce à travers une dispute entre Alceste et Philinte. Cette scène d'exposition remplit-elle ses fonctions ?
Mouvement I : Une scène d’exposition dynamique et conflictuelle (vers 1 à 8)
Dès les premiers vers, Molière choisit de plonger le spectateur
in medias res,
c’est-à-dire au milieu d’une situation déjà en cours. La scène ne commence pas par une description ou un contexte, mais par une interpellation directe :
« Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? »
(v.1)
Cette double question de Philinte montre immédiatement un déséquilibre : Philinte est inquiet ou surpris par l’attitude d’Alceste, ce qui intrigue le spectateur. On entre directement dans un
échange conflictuel, ce qui donne un rythme rapide à la scène.
La réponse d’Alceste, « Laissez-moi, je vous prie » (v.2), est une formule polie en apparence, mais le ton est visiblement agacé. On retrouve ici un procédé d’opposition entre le contenu des mots (qui semblent courtois) et l’intention qui, elle, est sèche, voire méprisante. Cela illustre d’emblée le caractère d’Alceste : il est incapable de faire semblant, même dans une formule de politesse.
Très vite, l’agacement se transforme en agression verbale :
« Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher. »
(v.4)
L’impératif « courez » accentue la violence de la réplique, et la tournure « vous cacher » évoque un rejet total, presque humiliant. Alceste ne cherche pas à calmer la tension mais à l’amplifier
: son refus de communication est absolu.
Face à cette attitude, Philinte tente d’apaiser :
« Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher. »
(v.5)
Il reste sur un ton mesuré et raisonné, ce qui souligne le contraste entre les deux personnages. Philinte incarne l’idéal de l’honnête homme du 17ème siècle, c’est-à-dire un homme qui reste calme
et maître de lui-même, mesuré en toutes circonstances. Ce vers met aussi en place une idée clé de la pièce : le dialogue, même conflictuel, est nécessaire pour maintenir un lien social. Alceste,
lui, le rejette catégoriquement :
« Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre. »
(v.6)
Le parallélisme syntaxique (« je veux… je ne veux point… ») souligne sa volonté de rupture. Ce vers révèle aussi la radicalité du personnage : non seulement il est en colère, mais il revendique
cette colère comme une posture légitime face au monde.
Enfin, Philinte s’étonne de cette brutalité :
« Dans vos brusques chagrins (=colère), je ne puis vous comprendre »
(v.7)
L’adjectif « brusques » montre que cette réaction n’est pas nouvelle. Cela suggère qu’Alceste est coutumier de ces excès de langage. La phrase suivante :
« Et quoique amis, enfin, je suis tout des premiers… »
(v.8)
est interrompue par Alceste dans le vers suivant. L’interruption renforce l’idée de tension dramatique, et indique qu’Alceste ne supporte même plus d’être considéré comme l’ami de Philinte. Cette
coupure en plein aveu d’amitié marque une fracture définitive entre les deux hommes, et annonce le rejet global du lien social par Alceste.
Mouvement II : L’opposition des visions sociales (vers 9 à 40)
Après un début de scène très tendu, Alceste passe à l’attaque. Il
rejette violemment son amitié avec Philinte,
ce qui marque une rupture symbolique :
« Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers. »
(v.9)
La forme impérative souligne une fois de plus l’autoritarisme verbal d’Alceste. Le verbe
« rayer »
évoque une démarche administrative, froide et définitive. Alceste ne se contente pas d’un simple désaccord : il exclut Philinte de son cercle moral.
Il justifie ensuite cette décision par un constat d’incompatibilité morale :
« Je vous déclare net, que je ne le suis plus, / Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus. »
(v.11-12)
La syntaxe franche, avec l’adverbe
« net »,
montre à quel point il veut trancher. L’expression
« cœurs corrompus »
s’inscrit dans un vocabulaire moral fort : pour Alceste, l’hypocrisie sociale n’est pas seulement un défaut, c’est une
faute éthique,
une souillure (=salissure) de l’âme, un péché.
Le cœur de son accusation repose sur une
scène précise d’hypocrisie
qu’il attribue à Philinte :
« Je vous vois accabler un homme de caresses (=compliments), / Et témoigner, pour lui, les dernières tendresses. »
(v.17-18)
Le champ lexical de l’excès affectif («
accabler »,
« tendresses »,
« fureur de vos embrassements » (hyperbole et parodie du tragique),
v.21) montre l’écart entre l’attitude de Philinte et la valeur réelle qu’il accorde à cet homme. La critique porte sur l’incohérence entre les actes et les sentiments réels. Alceste pense que
Philinte est hypocrite de montrer autant d’affection à un homme qu’il connaît peu.
L’exagération d’Alceste est manifeste, notamment dans l’accumulation :
« De protestations, d’offres, et de serments, / Vous chargez la fureur de vos embrassements »
(v.19-20)
Le rythme ternaire (= le vers est en 3 morceaux séparés par des virgules), très utilisé dans la comédie classique, crée un effet d’emphase qui donne un ton comique à la colère d’Alceste. Cette
disproportion entre les faits rapportés et la réaction provoque un
effet satirique.
Ce qui scandalise Alceste, ce n’est pas uniquement l’attitude de Philinte à l’instant T, c’est l’incohérence entre cette scène de politesse et l’oubli immédiat qui s’en suit :
« Et quand je vous demande après, quel est cet homme, / À peine pouvez-vous dire comme il se nomme »
(v.23-24)
Il met en lumière une
forme de fausseté sociale généralisée,
où les relations humaines sont superficielles, utilitaires, et sans mémoire. Cela s’oppose à la vision
idéaliste
qu’Alceste a de l’amitié et de la parole donnée.
Dès lors, Alceste formule une
condamnation morale
très violente :
« Morbleu, c’est une chose indigne, lâche, infâme, / De s’abaisser ainsi, jusqu’à trahir son âme »
(v.25-26)
Cette gradation («
indigne, lâche, infâme »)
a une dimension presque religieuse :
trahir son âme,
c’est trahir ce qu’on a de plus profond. On comprend qu’Alceste ne voit pas la politesse comme un jeu social, mais comme un
mensonge éthique.
Il va même jusqu’à imaginer le suicide comme seul exutoire à ce genre de comportement :
« Et si, par un malheur, j’en avais fait autant, / Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant. »
(v.27-28)
Cette hyperbole tragique, dans une comédie, crée un
décalage comique
: Alceste se rend ridicule par l’excès même de sa vertu.
Philinte, fidèle à son tempérament, répond avec
humour et calme
:
« Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ; / Et je vous supplierai d’avoir pour agréable / Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt, / Et ne me pende pas, pour cela, s’il vous
plaît. »
(v.29-32)
Le ton léger, la tournure juridique
« votre arrêt » (= votre jugement),
et la demande polie font contraste avec la gravité solennelle d’Alceste. Molière utilise ici le
contrepoint comique
: face à un excès tragique, une réponse en apparence absurde mais parfaitement rationnelle.
Puis Philinte propose une
justification raisonnée
de son comportement :
« Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ? »
(v.33)
Il rappelle à Alceste la réalité sociale : la vie en société nécessite des formes, des conventions. Son raisonnement repose sur la nécessité de réciprocité :
« Lorsqu’un homme vous vient embrasser (= saluer) avec joie, / Il faut bien le payer de la même monnoie (= monnaie)»
(v.37-38)
L’expression
« payer de la même monnoie »
est une métaphore commerciale : les rapports humains sont, pour Philinte, une forme d’échange codifié. Il ne s’agit pas de duplicité (=hypocrisie), mais d’un
respect des règles sociales.
Enfin, il conclut avec une formule générale :
« Répondre, comme on peut, à ses empressements (= salutations cordiales), / Et rendre offre pour offre, et serments pour serments. »
(v.39-40)
Le parallélisme ici montre une logique d’équilibre, presque juridique. Pour Philinte, il ne s’agit pas de mensonge mais de
courtoisie.
Mouvement III : La rupture et l’affirmation de la misanthropie (vers 41 à 96)
Dans cette dernière partie de la scène, Alceste radicalise sa position. Il passe de la critique d’un comportement individuel (celui de Philinte) à une condamnation globale de la société. Ce glissement progressif donne à son discours une portée quasi philosophique, voire moraliste, mais toujours en tension avec le comique de la situation.
À partir du vers 41, Alceste énonce ce qu’il attend de l’homme d’honneur :
« Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur, / On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. »
Il formule ici une maxime personnelle (= une règle morale), presque une devise morale. L’expression
« en homme d’honneur »
inscrit son exigence dans une logique d’éthique personnelle. Il s’agit pour lui non seulement d’éviter le mensonge, mais de
faire coïncider parfaitement parole et pensée,
ce qui est presque impossible dans la réalité sociale.
Cette idée est d’ailleurs amplifiée par la structure syntaxique en miroir :
« aucun mot / qui ne parte du cœur ».
On est proche du
stoïcisme
(philosophie de l’antiquité grecque qui veut qu’on accepte ce que l’on ne peut pas changer), voire d’une forme de
puritanisme verbal,
qui ne supporte ni détour ni politesse formelle.
Mais Philinte réplique aussitôt par un argument d’ordre pratique, fondé sur
l’adaptation à la vie en société
:
« Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie, / Il faut bien le payer de la même monnoie. »
Ce vers fait appel à une logique sociale d’échange. Le verbe
« payer »
suggère qu’il ne s’agit pas de sincérité mais de réciprocité : une forme de politesse nécessaire. On est ici dans la logique des
moralistes classiques
comme La Rochefoucauld ou La Bruyère, qui affirmaient que
la société repose sur des règles tacites
de bienséance, même au prix d’un certain artifice.
À partir du vers 43, Alceste attaque avec virulence
la société mondaine,
représentée par « vos gens à la mode » :
« Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode / Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode »
Le verbe
« souffrir »
signifie ici « tolérer » ; et l’adjectif
« lâche »
traduit un mépris profond. Le mot
« affectent »
(= font semblant) renvoie à une posture fausse, à une
attitude hypocrite adoptée pour paraître.
Il vise donc l’artificialité des comportements sociaux.
Ce qui l’exaspère, ce sont les
contorsions,
terme fortement péjoratif, utilisé au vers 45 :
« Et je ne hais rien tant, que les contorsions / De tous ces grands faiseurs de protestations »
Les « contorsions » désignent une attitude physique et verbale de simulation : Molière critique ici la gestuelle exagérée des courtisans, mais aussi celle des comédiens de la société. La
tournure
« grands faiseurs de protestations »
renforce l’idée d’un langage qui
fait semblant.
Alceste rejette toute parole qui ne serait pas
sincère.
Il poursuit avec une énumération péjorative :
« Ces affables donneurs d’embrassades frivoles, / Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles »
Le rythme binaire et l’emploi de mots ironiques comme
« affables »,
« obligeants »,
« inutiles »
dévoilent une critique cinglante des usages sociaux. Il s’agit de
paroles mécaniques,
sans substance, vidées de leur vérité. On retrouve ici une critique du
langage creux,
ce qui est central dans la pièce.
Puis vient la condamnation la plus radicale :
« Qui de civilités, avec tous, font combat, / Et traitent du même air l’honnête homme et le fat. »
La formule est forte : il reproche à la société
l’indifférenciation morale.
Dans un monde fondé sur les conventions,
le langage perd sa fonction de discernement moral.
Le terme
« fat »,
qui désigne un sot prétentieux, est mis en balance avec
« l’honnête homme »,
figure idéale du XVIIe siècle. La critique est donc aussi une défense de
la vraie vertu contre les apparences.
Enfin, le discours d’Alceste se clôt sur une
généralisation misanthropique
:
« Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse (= vous fasse des compliments), / Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, / Et vous fasse de vous, un éloge éclatant, / Lorsque au premier
faquin, il court en faire autant ? »
On observe ici une structure
en crescendo,
où les marques d’amitié s’accumulent jusqu’à l’éloge
éclatant
(hyperbole), immédiatement annulé par la comparaison avec
le premier faquin
(c’est-à-dire un homme sans valeur). L’effet est très fort :
si tout le monde reçoit les mêmes éloges, alors ces éloges ne valent rien.
Alceste pointe ainsi une crise de la parole dans la société mondaine, où l’excès de politesse détruit la valeur de la parole sincère. C’est une vision pessimiste, fondée sur l’idée que la parole ne vaut que si elle est rare, mesurée, authentique.
Conclusion
Cette scène d'exposition met en place le conflit central du Misanthrope : la tension entre l'idéal de sincérité absolue et les compromis nécessaires à la vie en société. À travers le personnage d'Alceste, Molière critique l'hypocrisie sociale tout en soulignant les dangers de l'intransigeance. Philinte incarne une vision plus nuancée, acceptant les conventions pour maintenir l'harmonie sociale. Cette opposition offre une réflexion sur les rapports humains et les exigences de la vie en société au XVIIe siècle.
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