Analyse linéaire de l'incipit de l'Etranger d'Albert Camus
Problématique : Comment l’incipit de L’Étranger annonce-t-il la marginalité du personnage et les enjeux existentiels du roman ?
I. Lignes 1 à 12 : Une annonce de décès qui révèle l’étrangeté du narrateur
1. Une structure d’incipit classique en apparence
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Le roman commence par une information clé : « Aujourd’hui, maman est morte. »
Cette phrase inaugurale fonctionne comme une situation initiale, avec l’annonce de l’événement déclencheur (la mort de la mère). -
Le cadre est spatio-temporellement défini : Marengo, à 80 km d’Alger, avec des repères temporels vagues mais nombreux (« demain », « dans l’après-midi », « à deux heures »), ce qui installe un réalisme apparent.
2. Un narrateur à l’expression froide et détachée
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Le style est minimaliste et factuel, sans aucun vocabulaire affectif : il n’y a aucun mot de tristesse, seulement une suite d’actions à venir.
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L’absence de pathos est soulignée par des formulations impersonnelles ou désinvoltes : « cela ne veut rien dire », « ce sera une affaire classée », « une excuse pareille ».
Cela crée une première rupture avec les attentes du lecteur, habitué à des débuts plus émotionnels. -
L’emploi de la première personne du singulier n’exprime pas une intériorité sensible mais un repli sur soi opaque.
3. Un personnage inadapté aux normes sociales
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Il semble socialement maladroit : il se sent fautif d’avoir parlé à son patron, mais ne comprend pas pourquoi : « je n’aurais pas dû lui dire cela ».
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Le narrateur anticipe les réactions des autres, mais sans y adhérer : il observe sans participer au système des valeurs.
Cela renforce son incompréhension des règles sociales, un thème majeur du roman.
II. Lignes 13 à la fin : un personnage étranger à lui-même et au monde
1. Une routine inchangée malgré la mort de la mère
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« J’ai mangé au restaurant, comme d’habitude. » : l’expression d’un quotidien inchangé malgré les circonstances souligne une forme d’indifférence ou du moins d’absence de codes émotionnels partagés.
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Quand des émotions sont évoquées, elles sont liées à des sensations physiques ou projetées sur les autres : « ils avaient beaucoup de peine pour moi », « j’étais un peu étourdi » : ce n’est jamais une douleur intérieure.
2. Un rapport sensoriel très fort au monde
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Le narrateur est très sensible à son environnement, mais d’un point de vue sensoriel uniquement : chaleur, lumière, odeurs, bruit.
Ce décentrage sensoriel est très présent dans tout le roman, notamment dans la scène du meurtre sur la plage. -
Énumérations : « les cahots, l’odeur d’essence, la réverbération du ciel » : le monde physique semble plus réel que les sentiments humains.
3. Un repli sur soi et un rapport distant au langage
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Le sommeil revient plusieurs fois (« j’ai dormi pendant presque tout le trajet », « je me suis encore endormi ») : il fonctionne comme un retrait du monde, une forme de refus de penser.
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Il évite les échanges : « j’ai dit ‘oui’ pour n’avoir plus à parler » → refus de communication, évitement.
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Cette attitude annonce le personnage absurde que développe Camus : Meursault est étranger aux valeurs sociales, étranger à lui-même, étranger au monde.
Conclusion
Cet incipit est à la fois classique (éléments de situation initiale, cadre réaliste) et radicalement original par la froideur du narrateur, son absence d’émotion et son décalage avec les normes sociales. Camus construit dès les premières lignes un personnage marginal, sensoriel, étranger à l’ordre moral, qui incarne la philosophie de l’absurde. Le ton neutre, les silences, l’indifférence apparente ne cessent de dérouter le lecteur tout en posant les jalons d’un roman existentiel.
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