Etude linéaire de l'incipit de Candide de Voltaire
Problématique : Comment, à travers la forme du conte, Voltaire fait-il ici une satire de son temps ?
Mouvement 1 : lignes 1 à 16 – La présentation des habitants du château
Dès l’incipit de Candide, Voltaire utilise les codes du conte pour mieux en détourner les effets. L’univers présenté est celui d’un conte traditionnel, avec la formule d’ouverture « Il y avait en Westphalie » qui rappelle le célèbre « Il était une fois », et l’usage de l’imparfait qui donne une impression d’un passé lointain, presque légendaire. Le décor lui-même renforce cette impression : le château du baron est associé à la grandeur et à la perfection. Le champ lexical de la puissance et du confort est omniprésent : « grande salle, grande considération, un des plus puissants, respectable, les plus douces… » Les superlatifs et les adjectifs mélioratifs suggèrent un lieu idéal, protégé du reste du monde.
Les personnages correspondent aussi à des stéréotypes de conte. Ils sont définis de manière simplifiée, presque caricaturale. Candide est présenté comme un jeune homme naïf et pur, son nom évoque la candeur, l’innocence. Le baron est un noble puissant, la baronne est décrite par le champ lexical de la dignité et Cunégonde, la jeune fille, est caractérisée par sa sensualité : « haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante ». Pangloss, dont le nom signifie en grec « celui qui parle tout le temps », représente la figure du philosophe bavard, qui enseigne sans recul.
Mais sous cette apparence de conte merveilleux, Voltaire construit en réalité une satire féroce de la noblesse. L’ironie est omniprésente, à commencer par le nom grotesque du château : « Thunder-ten-tronckh », une onomatopée ridicule qui décrédibilise immédiatement la grandeur supposée du lieu. De plus, l’action se déroule en Westphalie, une région pauvre et sans prestige, ce qui contraste comiquement avec les prétentions du baron. La noblesse est ici tournée en dérision : son mérite ne repose sur rien. Le baron est noble parce que « son château avait une porte et des fenêtres » ; la baronne est « respectable » parce qu’elle « pesait environ trois cent cinquante livres ». Il y a donc une mise en valeur absurde des apparences. La critique se renforce avec la remarque sur le mariage refusé aux parents de Candide : le père n’avait que « soixante et onze quartiers de noblesse », ce qui souligne le caractère ridicule des préjugés liés au sang.
Enfin, Voltaire insiste sur le décalage entre l’apparence et la réalité. Dans le deuxième paragraphe, il décrit une mise en scène exagérée : les chiens de basse-cour deviennent une « meute », les palefreniers sont appelés « piqueurs », le vicaire devient « le grand aumônier ». Cela montre que la noblesse ne vit que dans l’illusion, aveuglée par son obsession de l’étiquette et du prestige. Les domestiques eux-mêmes se moquent du baron, preuve que ce monde n’est pas pris au sérieux, ni même par ceux qui y participent. Ainsi, Voltaire dénonce une aristocratie décadente, vaniteuse et détachée du réel.
Mouvement 2 : lignes 17 à la fin – La critique de la philosophie optimiste
Voltaire ne se contente pas de critiquer la noblesse ; il s’en prend aussi à la philosophie optimiste incarnée par Pangloss. Ce personnage est une caricature du philosophe Leibniz, célèbre pour sa théorie selon laquelle « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Cette idée est présentée dans le conte de manière ironique, notamment avec la métaphore : « Pangloss était l’oracle de la maison ». L’image le valorise au départ, mais elle est rapidement ridiculisée par ce qu’il enseigne : une science absurde nommée « métaphysico-théologo-cosmolonigologie ». Ce mot inventé et interminable se termine par « nigologie », qui rappelle le mot « nigaud » : Voltaire critique ici une science qui n’a aucun lien avec le réel et qui tourne à la bêtise.
Le discours direct de Pangloss renforce cette satire. Il s’exprime avec des connecteurs logiques (« car », « aussi », « par conséquent »), ce qui donne l’illusion d’un raisonnement rigoureux. Pourtant, ses propos sont absurdes : il affirme que le château est le « plus beau des châteaux », alors que tout dans le texte montre qu’il ne l’est pas. Il dit que « tout est au mieux », ce qui est une reprise directe de Leibniz, mais l’exemple qu’il donne — « nous mangeons du porc toute l’année » — est absurde et non universel, puisqu’il ne prend pas en compte les différences religieuses ou culturelles. Voltaire montre ainsi que Pangloss est un professeur ridicule, incapable de penser par lui-même, et qui répète des idées toutes faites sans les remettre en question.
Par ce biais, Voltaire critique une philosophie déconnectée du réel, qui refuse de voir la souffrance humaine et les injustices. Pangloss représente ceux qui préfèrent croire à une harmonie illusoire du monde, plutôt que de reconnaître sa complexité et ses problèmes. Ce personnage incarne donc la bêtise de certains intellectuels de son temps, que Voltaire attaque avec ironie et sarcasme.
Conclusion :
À travers la forme du conte, Voltaire propose une double satire : celle de la noblesse et celle de la philosophie optimiste. En utilisant des procédés ironiques, des stéréotypes détournés et des
noms caricaturaux, il critique les illusions sociales et intellectuelles de son époque. Ce faux conte merveilleux devient alors un puissant outil de réflexion, fidèle à l’esprit des Lumières, qui
cherche à combattre l’ignorance, les préjugés et l’aveuglement idéologique.
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