Etude linéaire de Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand, la scène du balcon acte III scène 7

Etude linéaire de Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand, la scène du balcon acte III scène 7

Problématique : Comment le jeu avec la parole permet-il de révéler la vérité du cœur ?

Mouvement 1 : vers 1 à 4 – Christian agace Roxane par son manque d’éloquence

Dès le début de la scène, Rostand met en place une situation comique et inconfortable : Christian, seul face à Roxane, peine à trouver ses mots. Loin de la prestance attendue d’un galant, il enchaîne les réponses courtes et hésitantes : « qui, moi ? », « c’est vous ? ». Le contraste avec les attentes de Roxane est frappant. Les alexandrins sont disloqués, perdant ainsi leur rythme naturel : cette dislocation rend le dialogue saccadé, maladroit, renforçant l’effet de gêne.

La parole de Christian manque d’élan et de beauté. Il se contente de suppliques : « de grâce ! », incapable de construire un discours amoureux. La répétition des pronoms personnels (« moi », « vous ») accentue son égocentrisme et son incapacité à véritablement entrer en relation avec Roxane.

 

Pendant ce temps, Cyrano est en position de metteur en scène. Il se tient « sous le balcon », donc invisible pour Roxane mais bien présent aux yeux du public, ce qui crée un effet théâtral de comédie de situation. Il guide Christian discrètement : « bien. Bien », « presque à voix basse », instaurant une tension dramatique et une connivence avec le spectateur. C’est lui qui dirige le dialogue, sans encore en prendre la parole directement.

Mouvement 2 : vers 4 à 15 – Cyrano souffle à Christian des mots qui captent l’attention de Roxane

À partir du vers 4, la dynamique du dialogue change. Cyrano devient le véritable auteur du discours amoureux. Il souffle les répliques à Christian, comme l’indiquent les didascalies répétées : « à qui Cyrano souffle ses mots », « même jeu ». Cette organisation en duo crée un discours plus fluide et poétique. Les répliques gagnent en longueur et en richesse. L’effet de double énonciation renforce l’ironie dramatique : Roxane croit entendre Christian, mais c’est Cyrano qui lui parle véritablement.

Le style de Cyrano se reconnaît immédiatement par son raffinement précieux et sa richesse métaphorique, qui rappellent l’esthétique du XVIIe siècle. Il décrit son amour comme un enfant, un « cruel marmot » qu’il faudrait « étouffer », puis « étrangler » : c’est une allusion savante au mythe d’Hercule enfant qui tue les serpents, rendant son amour héroïque. Les métaphores filées donnent corps à l’abstraction des sentiments.

Cependant, Christian peine à suivre le rythme. Les points de suspension soulignent ses hésitations et sa difficulté à réciter le discours avec naturel : dix occurrences réparties dans les vers marquent un rythme saccadé et inégal. Roxane perçoit cette dissonance et commence à s’interroger.

 

Pourtant, le niveau du discours séduit Roxane : elle exprime son émerveillement par des exclamations enthousiastes : « Ah ! c’est très bien ! », « Riens ! mais c’est mieux ! ». Le vocabulaire évaluatif progresse du comparatif au superlatif (« mieux », « très bien »), signe de son intérêt croissant. Mais ses questions (« Pourquoi votre voix est-elle peu hâtive ? », « La goutte tombe... ») trahissent un doute : elle sent que quelque chose ne colle pas, que l’émotion sincère n’est pas encore totalement incarnée.

Mouvement 3 : vers 16 à 30 – Cyrano se glisse à la place de Christian et séduit Roxane

Face à l’échec de Christian, Cyrano décide de prendre sa place. L’onomatopée « Chut ! » impose le silence à Christian. Les didascalies (« tirant, se glissant ») indiquent la simultanéité de son action et de sa prise de parole. Christian disparaît de la scène : Cyrano devient le seul orateur.

Roxane, intriguée par ce changement de ton, se laisse peu à peu séduire. Cyrano, dans un moment de grâce, développe un métadiscours poétique sur le langage amoureux : les mots deviennent des êtres vivants, dotés d’intentions et de mouvements : « ils vont, ils montent, ils cherchent ». La personnification rend tangible la difficulté d’exprimer l’amour. Les mots sont « timides », « hésitants », à l’image du cœur de Cyrano. Le langage devient ici miroir du trouble intérieur.

Cyrano glisse progressivement vers un lyrisme sincère : son cœur est évoqué trois fois, comme source des mots : « j’ai le cœur grand, vous l’oreille petite ». Cette antithèse souligne à la fois l’intensité de son amour et la fragilité du moment. Roxane, toujours dans l’illusion, répond avec humour et légèreté : « je vous parle en effet d’une vraie altitude ! », jouant sur la position physique et sociale entre les deux.

Le cadre nocturne est utilisé poétiquement : « il fait nuit », « dans cette ombre » : la nuit rend possible ce que le jour interdit. Cyrano l’exploite pour justifier les hésitations du discours : « les mots à vous descendent, les miens montent », créant une belle antithèse visuelle et sonore, où la lenteur devient poétique. C’est aussi une manière d’exprimer la différence entre ce que l’on croit dire et ce que l’on ressent profondément.

 

Finalement, le langage rapproche les cœurs, mais empêche le rapprochement des corps. Lorsque Roxane propose de descendre, la réalité menace de faire éclater la fiction. Cyrano interrompt alors le moment par une exclamation : « Non ! ». Il préfère rester dans l’ombre du langage, dans la vérité cachée de l’amour, plutôt que de tout risquer à la lumière du jour.

Conclusion :

 

À travers cette scène du balcon, Rostand illustre la puissance du langage comme révélateur du cœur. D’abord comique et maladroit avec Christian, le discours devient poétique et sincère grâce à Cyrano. Le jeu avec les mots permet à Cyrano de se dévoiler, tout en restant masqué. La scène explore ainsi les tensions entre apparence et vérité, entre théâtre et réalité, entre ce que l’on dit et ce que l’on ressent. La parole, en permettant à Cyrano d’exister dans l’amour, devient un refuge où la vérité peut s’exprimer, même dans le mensonge.

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