Analyse de « Au Cabaret vert » dans Les Cahiers de Douai de Rimbaud

Analyse de « Au Cabaret vert » dans Les Cahiers de Douai de Rimbaud

Introduction : 

 

“Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course / Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.” écrit Arthur RImbaud dans son poème “Ma Bohème” appartenant au recueil “Cahiers de Douai”. Publié en 1893, ce poème exprime la double émancipation du poète, que ce soit vis-à-vis de la société mais également vis-à-vis des codes de l’écriture poétique. En effet, c’est durant sa fugue d’adolescent vers la Belgique, loin du berceau de son enfance, qu’Arthur Rimbaud a débuté l’écriture de poèmes ayant un style nouveau qui lui est propre. “Au Cabaret-vert” fait également partie de ce recueil, traduisant des sentiments similaires à “Ma Bohème”. Arthur Rimbaud y raconte un repas, scène à priori banale, dans un sonnet, donnant un caractère moderne à cette forme poétique. Ainsi nous pouvons nous demander comment ce sonnet d’un genre nouveau traduit l’émancipation à la fois sociétale et artistique du poète. Nous étudierons l’arrivée du poète à l’auberge exprimée dans le premier quatrain, avant de nous intéresser à la description qu’il fait de ce lieu dans le deuxième quatrain. Enfin, nous verrons la manière dont il fait de ce repas un symbole de l’enfance dans les deux tercets.

 

Mouvement 1 : L’arrivée du poète à l’auberge

 

Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines” : Dimension auto-biographique s’installe -> évoque son chemin depuis la France vers la Belgique -> Usage de la 1ère personne du singulier-> sonnet ancré dans le réel contrairement aux sonnets plus classiques qui évoque les émotions profondes avec des allusions souvent abstraites + On remarque l’usage de rimes croisées -> inhabituel dans les quatrains d’un sonnet -> autre marque d’innovation

 

“J'entrais à Charleroi” -> Élément concret -> Ville qui existe réellement -> nous sommes bien dans un poème qui semble autobiographique

 

“je demandai des tartines / Du beurre et du jambon”-> Enjambement qui met en valeur le plat que va déguster Rimbaud -> marque la hâte, l’envie qui semble compulsive de manger

+C’est un plat simple que nous connaissons tous -> peut être un début d’appel à des sentiments enfantins 

 

qui fût à moitié froid” -> Subordonnée relative -> description à priori péjorative du jambon 

 

Mouvement 2 : La description d’un lieu agréable

 

Bienheureux,” -> Marque de bonheur -> sentiment heureux + normalement utilisé pour désigner les personnes qui voient Dieu (forme de béatitude) -> ici Rimbaud l’emploie pour se désigner lui même -> forme d’auto-dérision => son bonheur se trouve dans les choses simples, il n’aspire pas à plus.

 

“j'allongeai les jambes sous la table” -> Position confortable, souligne l’impression que c’est un lieu agréable et convivial.

 

“les sujets très naïfs” -> Qualificatif plutôt péjoratif -> attitude enfantine + début d’un champ lexical de l’enfance

 

“ce fut adorable” -> emploi d’un adjectif fort -> normalement on adore Dieu -> lui adore ce moment de simplicité durant lequel il mange entouré d’une jolie femme 

 

“la fille aux tétons énormes” : Rimbaud est jeune, semble découvrir le corps de la femme à travers celui de cette serveuse => forme d’ironie vis à vis de ses propres perceptions => cherche à faire sourire ou rire le lecteur

 

“aux yeux vifs” -> Yeux qui brillent, pétillent=> comme les enfants qui jouent  

 

Mouvement 3 : Un repas symbole de l’enfance

 

- Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure ! -” : Insertion du discours dans le poème. Nouveauté -> cherche à le rendre plus vivant, à impliquer davantage le lecteur dans son écrit. + Usage d’un langage courant -> emphase “celle-là” caractéristique du discours oral

 

Rieuse” -> Adjectif qui débute le vers et la phrase -> retour du CL de l’enfance

 

“Du jambon tiède” -> l’atmosphère et le coeur du poète semblent se réchauffer => le jambon aussi -> signale une évolution des perceptions du poète vis-à-vis de son plat

 

“dans un plat colorié” -> L’assiette est coloriée et non colorée-> nouvelle référence à l’enfance qui poursuit la mise en place d’une atmosphère agréable 

 

“Du jambon rose et blanc parfumé” => nouvelle évolution de la qualification du jambon => maintenant c’est un jambon parfumé -> l’atmosphère chaleureuse rend le plat meilleur

 

“d'une gousse / D'ail,” -> repas simple et courant => Rimbaud en faisant appel à nos sens (synesthésie) en fait un plat symbole de l’enfance, capable de provoquer de réelles émotions.

 

“m'emplit la chope immense” -> Verre de bière trop grand pour lui qui n’est qu’un adolescent, forme d’auto-dérision de nouveau => il joue sur sa jeunesse pour faire rire

 

“Que dorait un rayon de soleil arriéré” -> Coucher de soleil => contemplation du paysage -> Topos romantique => peut être soit un hommage, rayon de soleil qui tarde à partir -> scène agréable et idyllique / soit Rimbaud se moque des romantiques, considérant que leur mouvement est comme démodé => joue sur la polysémie et les nuances de sous-entendus de cet adjectif


Comment Rimbaud utilise-t-il la forme traditionnelle du sonnet pour rendre poétique un sujet trivial ? 

I) Un sujet trivial

Le poème “Au Cabaret Vert” est un sonnet de forme apparemment classique, composé de deux quatrains et deux tercets, d’une transition et d’une pointe. Le sonnet est, en temps normal le véhicule de poèmes aux idées nobles. Or, dans ce sonnet Rimbaud décrit son moment du goûter. Ce sujet est à la fois trivial puisqu’il parle de “nourriture” mais il est aussi enfantin car il décrit le moment du goûter. De plus, ici la nourriture décrite est très simple et crue : “des tartines de beurre, Du jambon tiède” ce qui montre que Rimbaud se moque des sujets nobles normalement abordés dans un sonnet. En effet, les enjambements et les rejets, normalement utilisés pour accentuer un mot et une idée sont ici utilisés pour des mots qui n’apportent rien d'intéressant : “j'allongeai les jambes sous la table Verte” Ici le fait que la table soit verte n’apporte rien au poème donc cela montre que Rimbaud joue avec le lecteur. On peut y voir une parodie du sonnet qui est dévoyé. Cependant la disposition des rimes dans les deux premiers quatrains est différente d’un sonnet normal, ce sont des rimes croisées au lieu d’être des rimes embrassées. Ceci est peut être un indice de l’auteur pour dire que ce sonnet n’est pas comme les autres, un sonnet voyou ! Les enjambements perturbent la lecture et montrent que sous l’aspect “lisse” du sonnet il y a des incohérences dans l’esprit du poète tourmenté. Il arrive à les canaliser à travers la poésie qui est source d’apaisement, tout comme les plaisirs simples, c’est pourquoi il écrit “Bienheureux, j'allongeai les jambes sous la table Verte”.

II) Un poème riche en enseignements sur la vie de Rimbaud

Cependant Rimbaud ne se contente pas de trivialiser le sonnet il y met aussi beaucoup d’enseignements sur sa vie. En effet, le premier vers du poème: “Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines Aux cailloux des chemins” nous indique que Rimbaud a fugué depuis maintenant “huit jours” et il n’a ni argent ni nourriture, d'où le fait que ce sonnet soit à propos de son goûter très peu cher. C’est un poème sur l’errance, que l’on peut rapprocher de “Ma Bohème”. De plus, Rimbaud nous montre un décalage entre l’enfance qu’il n'a toujours pas abandonnée , représentée par le goûter et de nombreux adjectifs :”naïfs”,”colorié”, et l’adolescence représentée par son désir pour la serveuse : “Et ce fut adorable, Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs”. Dans ce sonnet Rimbaud montre qu’il est à  un stade de transition dans sa vie. En effet du fait que la serveuse représente l’adolescence et les tartines l’enfance le vers 10 “Rieuse, m'apporta des tartines de beurre,” comme si “l’adolescence” lui apportait un repas de nostalgie qui renvoie à son enfance. De plus dans les deux derniers vers:” et m'emplit la chope immense, avec sa mousse Que dorait un rayon de soleil arriéré.” Ceci montre qu’il boit de la bière et donc renvoie à la transition vers l'âge adulte alors que le “soleil arriéré” qui peine à se coucher pourrait représenter son enfance qui peine à laisser place aux responsabilités d’un adulte. D'où le fait qu’il ait choisi l’errance. On peut aussi y voir un clin d'oeil aux poètes romantiques considérés comme "arriérés".

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