Analyse du livre VIII des Caractères de La Bruyère, De la Cour, fragment 22
INTRODUCTION. CONTEXTE Monarchie absolue, Cour rassemblée autour du roi Louis XIV. Vie réglée et étiquette rigoureuse. Les nobles rivalisent pour attirer l’attention du roi. La Bruyère, familier de la Cour du grand Condé, observe la Cour et son temps. Sensible aux attentes et aux goûts de son temps il offre un regard sur le monde qui l’entoure sous une forme discontinue, courte : ŒUVRE Les Caractères, publiés entre 1688-1696. EXTRAIT Le livre VIII constitue une vaste réflexion sur la société de cour, que la moraliste a pu observer lors de ses fréquents séjours à Versailles. Il reproche aux courtisans leur arrivisme, leur orgueil, leur hypocrisie et leur manque de moralité. Dans la remarque 22, La Bruyère montre que les mouvements incessants des courtisans les mènent à la paralysie.
PROBLÉMATIQUE Comment la mobilité des courtisans amène-t-elle à une réflexion sur l’ensemble de la société des hommes ?
I) Des actions qui s’annulent les unes les autres.
Présent gnomique et tournure impersonnelle : couche / lève, l’on / l’on
Mot clé : intérêt : l’objectif du courtisan est la réussite
Première phrase : matin / soir + jour / nuit = complète le “couche / lève” (antithèse) de la première phrase. Caractère obsessionnel.
Polysémie comique du verbe “digère” : ici pris au sens figuré de “élaborer qq chose après réflexion”, dans le contexte du lever/coucher assimile le courtisan à un animal qui intrigue comme il digère.
Commentaire de la première phrase avec répétition d’une tourne “c’est” semi présentatif pour une mise en valeur qui montre l’intérêt qui anime toutes les actions.
Juxtaposition comique de propositions subordonnées relatives.
Les actions sont banales et s’annulent l’une l’autre : pense / parle / tait, aborde / néglige, monte / descend : les deux verbes, s’ils veulent d’abord signifier des escaliers à monter ou descendre, signifient aussi les aléas de la fortune (on croit monter, mais on descend – le retour est toujours dans le bas).
Paradoxe : alors que l’objectif est la réussite, les actions des courtisans n’ont aucun rapport avec elle, elle envahit donc la sphère du privé.
Cette proposition montre que l’intérêt dicte totalement le jugement sur autrui : il y a une série de cinq substantifs bien disposés dans un mouvement de dégradation : « soins /complaisance /estime /indifférence /mépris : ces cinq mots juxtaposés évoquent en réalité l’évolution possible du sentiment selon l’intérêt (le mépris étant dirigé vers celui qui ne peut plus être utile). Ainsi le jugement envers autrui est celui de l’utilité d’autrui pour la réussite personnelle.
Agissant comme une contamination par le milieu biologique, cette agitation incessante et contradictoire est impossible à éviter : la concessive qui ouvre la phrase « quelques pas... » même ceux qui pourtant se distinguent des autres, par un peu de « modération » ou de « sagesse » vont se mettre à leur ressembler, et pire à leur faire imiter les plus « violents dans leurs désirs » cf. les trois superlatifs.
Et La Bruyère explique ce phénomène par une question rhétorique : « Quel moyen... » dans laquelle l’antithèse « demeurer immobile/tout marche, tout se remue » ainsi que « ne pas courir / courir » a valeur d’argument : on ne peut que se comporter comme les autres.
Le milieu est décisif et ne laisse aucune liberté à l’individu :
Les verbes utilisés (marcher, courir, se remuer), l’absence de réel complément au verbe courir (« où les autres courent ») donnent volontairement l’impression d’une activité fébrile sans rationalité.
Enfin la symétrie des constructions (les relatives « par où », le retour de « tout ») montre l’unanimité de ce mouvement, essentiellement communicatif : ici se voit le passage du « mobile » « l’ambition » qui rompt l’immobilité, à la mobilité comme imitation des autres.
Dans le domaine de l’horlogerie, un mobile désigne la roue ou une autre pièce tournant sur pivot dans une pendule : ici c’est le caractère mécanique de l’ambition qui est souligné avec ce terme.
II) Une énonciation satirique
La façon dont la réussite est appréciée ;
L’ensemble est assez obscur : il y a comme un vide, une rupture dans le paragraphe : « même » (« On croit même ») ne relie à rien de précis mais dénonce le degré d’aveuglement dans lequel se trouve le courtisan : « responsable à soi-même de son élévation... » : la phrase n’est pas très claire : le courtisan pense qu’il a vis-à-vis de lui-même la responsabilité de sa réussite, ce qui veut dire soit qu’il pense avoir le devoir vis-à-vis de lui-même de s’élever (mais ce n’est pas un devoir moral, c’est une devoir social) soit qu’il pense être responsable de sa propre élévation (donc la cause de sa réussite), alors que tout est dans la main du Prince puis de Dieu.
Quant à la seconde proposition, elle met en place ce même sentiment d’obligation : on se croit obligé de devoir réussir comme on croit les autres obligés eux aussi de ne chercher cette réussite nulle part ailleurs qu’à la cour, ou alors cette réussite n’en est pas vraiment une.
« on n’en appelle pas » implique un jugement péremptoire. Ici l’écrivain montre comment la cour est un microcosme cloisonné où on vit sur l’illusion que rien n’existe d’autre à part elle (ce qui de plus est démenti par la réalité puisqu’à la ville on courtise les riches !).
Rupture, opposition, objection : l’opposition entre une durée pleine d’activité et l’attente d’un futur où rien ne se passe.
Dilemme : Brusque changement de temps et d’énonciation : le « on » remplace une première personne délibérative (ce n’est plus La Bruyère qui parle) qui hésite entre un départ et un séjour, deux décisions opposées, rester/partir.
Dilemme puisque de toute façon le choix est entre deux échecs ! Il ne s’agit pas d’être récompensé, mais de savoir s’il vaut mieux partir sans attendre parce qu’on n’a rien eu, ou continuer à attendre, parce qu’on n’a encore rien eu : soit l’attente d’un échec, soit la reconnaissance d’un échec, voilà tout le choix offert au courtisan, dans cette agitation stérile qui n’aura pas rapporté le moindre fruit : Cf. toutes les négations « moindre, sans grâces, sans récompenses... »
III) L’écrivain reprend la parole
La fin du texte marque une nouvelle rupture : l’écrivain reprend la parole et apprécie la difficulté de la question : trois adjectifs en cadence majeure : épineuse / embarrassée /et d’une si pénible décision.
Dans cette appréciation, il y a un effet d’ironie, parce qu’elle est une sorte de citation de la langue du courtisan : pour La Bruyère, la réponse serait très simple en effet :« Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite ».
Il faut fuir tout de suite. Mais cet embarras est bien celui de ces courtisans automates voués à cet écartèlement entre deux forces opposées qui s’annulent en les condamnant à l’immobilité ou à l’oscillation perpétuelle.
La Bruyère les désigne désormais à la troisième personne du pluriel (« un nombre infini de courtisans ») dans un brusque éloignement qui permet de les voir d’en haut, d’un regard moqueur : des gens qui au fil des ans, se cantonnent dans ce double mouvement oscillatoire et contradictoire (cf. « vieillissent...et meurent ») : toute une existence à osciller !
Noter la formule parlée « sur le oui et sur le non », et le terme de « doute » qui sanctionne impitoyablement cette inquiétude perpétuelle.
Et c’est la mort qui termine ce texte, car le vrai mouvement, le seul est le passage dans l’autre monde.
CONCLUSION : Ainsi il est intéressant de voir la « mobilité » du propos : comme ses personnages, le moraliste ne s’en tient pas à une seule ligne : il part de la mobilité incessante du courtisan (dont il donne en définitive deux causes différentes : la recherche de l’intérêt/ le mimétisme du milieu) et finit sur la paralysie : partir ou rester ? Seule la mort fera franchir le pas. La remarque s’achève sur ce blanc de la page, la mort dans laquelle La Bruyère précipite ses personnages, qui par un retour de lecteur sur lui-même finissent par désigner l’ensemble de la société des hommes.
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