Analyse de Manon Lescaut de l'Abbé Prévost, l'épisode des retrouvailles à Saint-Sulpice

Analyse de Manon Lescaut de l'Abbé Prévost, l'épisode des retrouvailles à Saint-Sulpice, de "Je n'eus pas la moindre connaissance..." à "...contre un seul de tes regards."

Analyse de Manon Lescaut, Les retrouvailles au parloir de Saint-Sulpice. Manon, une femme fatale ?

I) Des retrouvailles étonnantes

Manon rencontre son ancien amant, le chevalier Des Grieux, alors qu’il est au séminaire afin de devenir prêtre, ce qui ne manque pas de le surprendre. A la vue de son ancien amour, le chevalier est d’abord étonné au sens étymologique (frappé par la foudre) par cette retrouvaille qu’il qualifie “d’apparition surprenante. Il est aussitôt subjugué par Manon. 

Après tout ce temps au séminaire, elle lui apparaît “plus aimable et plus brillante que jamais”, avec “un air si fin et si doux” ce qui prouve la force des sentiments qu’il éprouve à son égard. Le narrateur, tout d’abord extrêmement surpris, “interdit”, craintif, résiste un peu aux charmes de Manon: il est embarrassé et ne peut se permettre de la regarder en face(“j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement”). 

Ses sentiments pour elle sont paradoxaux car il est d’abord sur la défensive car la douleur de sa trahison est encore vive. Bien qu’il éprouve du ressentiment pour Manon, la phrase “Toute sa figure me parut un enchantement” suggère qu’il est toujours fou amoureux d’elle, totalement sous son emprise. 

II) Le retournement de situation

Le narrateur passe de l'épouvante à l’adoration en voyant la femme qui l’avait trahi alors qu’il laisse ses sentiments prendre le dessus. Manon retourne la situation contre le chevalier, il était auparavant fort d’esprit, serein et en sécurité au séminaire, avant de s’effondrer en larmes et de retomber dans les affres de la passion. Il se laisse amadouer et redevient complètement soumis à sa beauté fatale.

Il la supplie de lui revenir et va jusqu’à lui offrir sa vie, renonçant ainsi à son honneur et à tout espoir de faire une belle carrière : “j'avoue que j'aurais sacrifié , pour Manon, tous les évêchés du monde chrétien.” 

L’attitude de Des Grieux envers Manon est blasphématoire car il considère cette femme facile comme une déesse alors même qu’il est en soutane dans une église. Il utilise le champ lexical du sacré afin de décrire cette pécheresse : “tu es trop adorable pour une créature”, l’adoration devant être réservée au Seigneur, elle est ici blasphématoire (“un mélange profane d'expressions amoureuses et théologiques”). 

III) Manon, une femme fatale

Manon est décrite comme une femme fatale à laquelle aucun homme ne peut résister, et surtout pas Des Grieux. Cette description est appuyée par l’usage du champ lexical de la sorcellerie, donnant une dimension mystique au pouvoir de séduction de la femme : “Toute sa figure me parut un enchantement”. L’étymologie de séduire, seducere, signifie attirer à soi. Le mot “charmes” a ici un double sens, celui de la beauté physique mais aussi celui de l’envoûtement maléfique. 

La passion que Des Grieux éprouve pour Manon est dévastatrice car, dans l'impétuosité de ses désirs, il lui pardonne toutes ses fautes pour son plus grand malheur car il est dominé par son désir pour elle. La sincérité pathétique de Des Grieux fait de lui un anti-héros car il fond en larmes et ouvre son cœur devant Manon alors qu’elle joue la comédie afin d’obtenir son pardon. Manon est donc dans cette scène l’archétype de la femme fatale manipulatrice.


Introduction

 

Antoine François Prévost, plus connu sous le nom de l'abbé Prévost, est un écrivain français du XVIIIe siècle dont la vie aventureuse et rocambolesque contraste fortement avec son titre ecclésiastique. Issu d'une famille aisée de la noblesse de robe, il bénéficie d'une éducation soignée et se distingue par son incroyable ardeur de vivre. Son parcours est marqué par plusieurs engagements militaires, des périodes de noviciat chez les jésuites, son entrée dans l'ordre bénédictin en 1721, ainsi que par de nombreux voyages à travers l'Europe, notamment en Hollande et en Angleterre. Sa vie est également jalonnée de dettes et de démêlés avec la justice, illustrés par une lettre de cachet. Il meurt d'apoplexie en 1763.

 

"Manon Lescaut", sous-titré "Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut", est le septième tome des "Mémoires et Aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde". Publié initialement en 1731 puis réédité en 1753, ce roman est une œuvre majeure du XVIIIe siècle, marquant un retour à la sensibilité après le rationalisme des Lumières. L'abbé Prévost y dépeint un "exemple terrible de la force des passions", à travers le personnage de des Grieux, irrémédiablement soumis à l'amour dévastateur de Manon.

 

Dans ce passage, des Grieux, qui a été séparé de Manon par sa famille, l'a peu à peu oublié et a entamé des études de théologie. Il se pense « délivré des faiblesses de l'amour ». Manon va assister à un exercice de théologie de des Grieux sans se montrer. Elle le rejoint ensuite au parloir.

 

Nous allons étudier comment, lors de cette scène de retrouvailles émouvante, Manon met en œuvre son pouvoir de séduction pour ensuite nous focaliser sur la portée morale de la scène.

 

I. Une scène de retrouvailles émouvante

 

Cette scène est marquée par son caractère émouvant et théâtral.

 

1. Une scène très visuelle

 

Le décor est soigneusement détaillé, avec une mention spécifique du temps, évoquant un crépuscule intime. La vision et les gestes sont privilégiés, avec un champ lexical du regard très présent. La première vision de Manon par des Grieux est décrite comme une apparition, presque divine, rappelant la première rencontre entre Frédéric Moreau et Mme Arnoux dans "L'Éducation sentimentale" de Flaubert.

 

2. Progression de la scène

 

Au début, des Grieux est décrit comme immobile, figé, tandis que Manon est également quasi immobile, partageant son embarras. Le dialogue commence par des exclamations de des Grieux, et la scène évolue avec des gestes de tendresse et de réunion, bien que discrets. L'intérêt de la scène réside dans la manifestation des émotions, relevant du registre lyrique.

 

3. Pathétique de la scène

 

Les émotions douloureuses sont palpables tant pour des Grieux que pour Manon. Au début, des Grieux reste sur la défensive, mais un geste de Manon, cachant ses larmes, brise cette immobilité. La scène devient alors plus pathétique, avec des Grieux exprimant ses émotions et Manon faisant allusion à sa mort sans des Grieux. L'amour est présenté comme lié à la vie mais pouvant conduire à la mort.

 

II. La force de séduction de Manon et ses conséquences

 

Manon semble déterminée à reprendre son emprise sur des Grieux.

 

1. Les atouts de séduction

 

Le lieu, le séminaire de Saint-Sulpice, est inhabituel pour une présence féminine, renforçant l'impact de Manon. Elle est décrite avec des superlatifs hyperboliques, évoquant une beauté presque divine.

 

2. Stratégie de Manon

 

Manon prend l'initiative, se présentant comme timide et fragile, confessant son infidélité pour gagner la confiance de des Grieux. Sa stratégie semble calculée, jouant sur l'émotion pour reconquérir des Grieux.

 

3. Effets de la séduction sur des Grieux

 

Des Grieux passe d'un discours indirect à un discours direct, marquant une progression vers la passion tragique. Il fluctue entre le "vous" et le "tu", révélant son élan amoureux mais aussi ses hésitations et sa capitulation finale face à sa passion pour Manon.

 

III. La portée morale de la scène

 

1. Des Grieux, victime des passions

 

Des Grieux apparaît comme une victime de la passion amoureuse, perdant progressivement le contrôle de ses réactions. La scène illustre la puissance et le caractère potentiellement fatal de l'amour.

 

2. Manon la tentatrice

 

Manon est présentée comme une femme fatale, une tentatrice qui détourne des Grieux de son chemin. Elle incarne une figure dangereuse, rappelant le mythe d'Ève, et possède une emprise totale sur l'âme de des Grieux.

 

Conclusion

 

Des Grieux, dans son récit, illustre la faiblesse humaine face à l'amour et se présente comme une victime consentante de Manon, une figure presque démoniaque. Cette scène marque un tournant dans leur relation, avec Manon prenant l'initiative et des Grieux succombant à nouveau à sa passion, annonçant ainsi un nouvel épisode dans leur vie tumultueuse.


Problématique : Comment le récit de cette scène de retrouvailles est-il dramatisé ?


Mouvement 1 : lignes 1 à 8 – Un échange passionné

Dès le début de la scène, l’accent est mis sur la tension émotionnelle et le caractère figé des personnages. Les phrases courtes s’ouvrent sur les pronoms personnels « Elle » et « Je », soulignant l’isolement de chacun. Manon « s’assit », Des Grieux « demeurai debout » : l’un bouge, l’autre reste immobile. Le passé simple, temps de l’action ponctuelle, renforce la solennité et la dimension presque picturale de la scène : Manon est « le corps à demi tourné », comme une figure de tableau.

L’évitement du regard – Des Grieux « n’osant l’envisager directement » – renforce la sidération du personnage. Manon apparaît alors comme une figure presque mythologique, comparable à une Gorgone dont le regard pétrifie. Cette tension intérieure se manifeste dans la difficulté à parler : « je commençai plusieurs fois une réponse », mais « je n’eus pas la force d’achever ». L’adverbe « plusieurs fois » montre l’intensité de l’effort et l’état de trouble extrême de Des Grieux.

Enfin, un sursaut passionné rompt le silence : « Enfin, m’écriai-je douloureusement… ». L’interjection « Ah ! », la répétition accusatrice « perfide ! perfide ! », la construction exclamative : tout souligne l’éclat de la douleur et de la passion. La parole, lorsqu’elle surgit, est brutalepathétiquepresque théâtrale.

Le dialogue avec Manon s’engage ensuite. Des Grieux rapporte la réplique de Manon au discours direct : « répondit-elle ». L’alternance des discours permet une plus grande intensité dramatique, avec un rythme accéléré. Manon parle d’amour, malgré les reproches : « si vous ne me rendez votre cœur ». Cette hypothèse ouvre la voie à la réconciliation. Des Grieux, en apparence encore dans la colère (« infidèle »), cède déjà : il reprend l’expression de Manon (« demande ma vie »), et affirme « mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi ».

Le champ lexical de la douleur est présent, mais il est submergé par celui de l’amour, qui l’emporte : larmes, sacrifices, serments. La dramatisation passe par les hyperboles, les répétitions et les effets de suspens (« mourir, répondit-elle »), autant d’éléments mélodramatiques qui renforcent l’intensité pathétique de cette scène.


Mouvement 2 : lignes 8 à 14 – Les caresses de Manon

La dynamique change : Manon, dès que Des Grieux avoue son amour, devient l’initiatrice du rapprochement. L’expression « à peine… que » traduit la rapidité de sa réaction, et le complément circonstanciel « avec transport » marque sa fougue. Manon est active (« elle se levaelle m’accablaelle m’appela »), tandis que Des Grieux devient passif, objet de ses gestes.

Les hyperboles – « mille caresses passionnées », « tous les noms que l’amour invente » – insistent sur la violence sensuelle de l’étreinte. Le ton est plus charnel, plus expressif. Manon devient incarnation du désir, ce qui contraste fortement avec la vocation religieuse de Des Grieux, soulignant ainsi le scandale de la scène.

Pour se disculper, Des Grieux glisse une phrase à valeur de défense : « Je n’y répondais que par ma langueur ». Le choix de l’imparfait et la brièveté de la phrase contrastent avec l’ampleur des gestes de Manon : il cherche à minimiser sa responsabilité, à faire croire à une résistance intérieure.

Puis le Des Grieux narrateur, plus âgé, reprend la main. Il utilise le plus-que-parfait (« j’avais été ») et l’imparfait (« je sentais ») pour prendre du recul et analyser sa faiblesse avec lucidité. Il généralise son expérience : « comme il arrive souvent », et recourt à une comparaison romanesque. La scène devient une sorte de cauchemar, renforcé par l’absence de repères (« nuitcampagnetous les environs ») et par le lexique de l’angoisse : « épouvantéfrémissaishorreur secrète ». Rimbaud écrivait qu’« on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », Des Grieux semble ici dire : on ne résiste pas quand on aime Manon.


Mouvement 3 : lignes 15 à la fin – La réconciliation des amants

Ce dernier mouvement est celui de la confession et du pardon, qui transpose le rituel religieux dans le champ amoureux. Le champ lexical de la confession est clair : « Dites-moi », « quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté ? » : Des Grieux, à genoux comme un pénitent, prend les mains de Manon. Le geste de réconciliation est fort : « je pris ses mains dans les miennes », marque d’un contact symbolique.

Malgré le ton de reproche (« si vous en avez trouvé d’autres »), Des Grieux reste sous l’emprise de son amour. L’anaphore « dites-moi » rythme ses interrogations, et les oppositions temporelles (« si vous serez plus fidèle ») montrent son désir de croire encore. Le champ lexical de l’amour l’emporte : « cœurtendreamour ».

La victoire de Manon est totale. Le tutoiement remplace le vouvoiement, preuve d’intimité retrouvée. La gradation « Ah Manon ! belle Manon ! chère Manon ! » exprime l’abandon total à la passion. Le langage religieux se mêle au langage amoureux, jusqu’à la fusion.


Conclusion :

 

Cette scène est un modèle de dramatisation des retrouvailles amoureuses. Les silences initiaux, les larmes, les cris, les gestes et les discours passionnés construisent une tension maximale, où l’amour affronte la douleur, la foi, et les conventions sociales. Des Grieux narrateur, tout en prétendant analyser avec recul, met en scène une passion irrésistible, presque tragique. Il fait de cette scène un moment charnière, où l’amour renaît, mais en portant déjà en lui le germe de la chute.

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