Analyse du Misanthrope de Molière - Acte 2, scène 4 (extrait)

Analyse du Misanthrope de Molière - Acte 2, scène 4 (extrait)

Texte

Clitandre.

Timante encor, madame, est un bon caractère.

Célimène.

C'est de la tête aux pieds un homme tout mystère,

qui vous jette en passant un coup d'oeil égaré,

et, sans aucune affaire, est toujours affairé.

Tout ce qu'il vous débite en grimaces abonde ;

à force de façons, il assomme le monde ;

sans cesse il a, tout bas, pour rompre l'entretien,

un secret à vous dire, et ce secret n'est rien ;

de la moindre vétille il fait une merveille,

et jusques au bonjour, il dit tout à l'oreille.

Acaste.

Et Géralde, madame ?

Célimène.

ô l'ennuyeux conteur !

Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur ;

dans le brillant commerce  il se mêle sans cesse,

et ne cite jamais que duc, prince ou princesse :

la qualité l'entête ; et tous ses entretiens

ne sont que de chevaux, d'équipage et de chiens ;

il tutoie en parlant ceux du plus haut étage,

et le nom de monsieur est chez lui hors d'usage.

Clitandre.

On dit qu'avec Bélise il est du dernier bien.

Célimène.

Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !

Lorsqu'elle vient me voir, je souffre le martyre :

il faut suer sans cesse à chercher que lui dire,

et la stérilité de son expression

fait mourir à tous coups la conversation.

En vain, pour attaquer son stupide silence,

de tous les lieux communs vous prenez l'assistance :

le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud

sont des fonds qu'avec elle on épuise bientôt.

Cependant sa visite, assez insupportable,

traîne en une longueur encore épouvantable ;

et l'on demande l'heure, et l'on bâille vingt fois,

qu'elle grouille aussi peu qu'une pièce de bois.

Acaste.

Que vous semble d'Adraste ?

Célimène.

Ah ! Quel orgueil extrême !

C'est un homme gonflé de l'amour de soi-même.

Son mérite jamais n'est content de la cour :

contre elle il fait métier de pester chaque jour,

et l'on ne donne emploi, charge ni bénéfice,

qu'à tout ce qu'il se croit on ne fasse injustice.

[...] 

Le Misanthrope - Molière - Acte 2, scène 4 (extrait)

Commentaire composé

Dans ce passage, les marquis et Célimène se livrent à un jeu : critiquer certaines personnes mondaines. C’est Clitandre qui lance la série de questions : “Timante encor, madame, est un bon caractère”. Après ces quelques mots, Célimène a déjà fait son avis et fait le portrait assez général du personnage, notamment en utilisant des mots indéfinis : “un homme” et n’utilise jamais son prénom. Les marquis continuent tous deux à demander son avis à Célimène quant à certains personnages, toujours en un vers et Célimène répond très rapidement. Le rythme de cet échange est très intéressant car on peut remarquer la vitesse à laquelle la discussion avance : “Acaste.-Et Géralde, madame ? Célimène.-ô l'ennuyeux conteur !”. Célimène complète les phrases des marquis, qui, dès qu’elle a donné son avis, relancent la conversation en citant un autre personnage. Au fur et à mesure du passage, le “madame” qu'emploient les marquis vient à disparaître pour augmenter la rapidité de l'échange. Tous les mots choisis par les trois différents personnages sont bien réfléchis puisqu’ils servent tous à accélérer le rythme. Célimène se prête assez bien au jeu puisqu’elle donne son avis sans tergiverser et n’attend pas avant de le donner. Ces révélations que fait Célimène vont finalement plus dresser son portrait que ceux des mondains : on voit que c’est une précieuse, mais qui ici, en fait trop, ce qu’on remarque à la qualité de son langage.

Célimène est très cultivée et bien éduquée puisqu'elle utilise un langage soutenu et même précieux, en faisant même certains jeux de mots : “la moindre vétille”. Célimène parle sans gêne et ne bute pas sur ses mots, signe révélateur de l’aisance orale, qualité recherchée et qui n’hésite pas à dresser un portrait péjoratif des personnages : “ô l'ennuyeux conteur”. Célimène est une femme avec un vocabulaire impressionnant pour l’époque : elle s’est totalement prêtée au langage mondain qu’elle embellit en parlant comme une précieuse, ce qui lui fait une image d’elle-même péjorative, puisqu’elle ne semble aimer personne : “Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien”. Célimène se sent au-dessus de toutes les autres avec cela, elle se sent supérieure et le dit avec ce langage toujours précieux, qui ternit encore une fois son image. De part la vitesse du discours, on peut remarquer que Célimène ne cherche pas ses mots et est donc habituée à parler comme cela, ce qui peut être déplaisant, étant donné son langage critique et son vocabulaire précieux.

 

Ce jeu de critique est commun au XVIIe siècle à la cour du roi : Célimène prend un malin plaisir à les rabaisser et à les critiquer. Les portraits dressés des quatre personnages sont péjoratifs : elle commence par Timante, qu’elle qualifie implicitement comme quelqu’un hautain, et qui veut jouer l’homme occupé : “sans aucune affaire, est toujours affairé”, important : “un secret à vous dire, et ce secret n'est rien”, et qui cherche donc à se faire remarquer. Célimène utilise le lexique du paraître : elle n’a d’affection pour personne : “à force de façons, elle assomme le monde”. Le deuxième personnage à qui Célimène s’attaque est Géralde, l’homme snob. Célimène commence directement par l’appeler par une périphrase : “l'ennuyeux conteur”, ce qui dévoile que leur relation n’est pas saine. Célimène le rabaisse encore une fois, toujours avec son langage de précieuse, en disant : “ il se mêle sans cesse” dans les affaires des autres et il veut faire l’homme noble parfait, ce qu’il ne réussit pas : “la qualité l'entête”. La troisième personne est Bélise, qualifiée d’ennuyeuse par Célimène : “sa visite, assez insupportable”. Les entretiens qu’elle a avec Bélise sont presque inutiles : “ le sec entretien” et il n’y a d’aucune joie à parler avec une femme comme cela : “Lorsqu'elle vient me voir, je souffre le martyre”. Cette hyperbole du martyre donne une idée au lecteur à quel point Bélise est sotte et les diérèses dans le discours de Célimène allongent le rythme de sa réplique et font traîner la conversation en longueur, tout comme avec Bélise. Le dernier personnage à subir les critiques de Célimène est Adraste : “un homme gonflé de l'amour de soi-même” et même : “Quel orgueil extrême”. C’est ici encore une fois un portrait basé sur les défauts des personnages qui, finalement, ne semblent avoir aucune qualité. Adraste est vaniteux et le champ lexical de l’orgueil est omniprésent dans son portrait : “orgueil extrême”, “amour de soi-même”, “il fait métier de pester”. Selon lui, il n’est pas reconnu : “mérite jamais n'est content de la cour” et mériterait plus de respect. 

Le discours de Célimène est très bien construit et c’est le cas de la conversation en général : les marquis parlent d’une personne de la cour : “Clitandre-Timante encor, madame, est un bon caractère”, puis Célimène fait le portrait, selon elle, des personnes. Dans chaque portrait, elle suit le même plan en commençant par le développement de la personne : “Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien ! (...) (je n’ai pas les crochets sur mon ordinateur) sont des fonds qu'avec elle on épuise bientôt.” puis ensuite la chute finale, toujours introduite par une conjonction : “Cependant”. Si les quatre portraits ont tous le même plan, il n’en est pas moins du vocabulaire, précieux mais aussi dépréciatif, critiquant tous les personnages : “il fait métier de pester”, “débite en grimaces”, “l'ennuyeux conteur”, “son stupide silence”. On peut remarquer l’utilisation fréquentes d’hyperboles de Célimène, introduites par les adverbes : “toujours” et “jamais” ainsi que du déterminant “tout”. Tous ces portraits ont un esprit comique car l'exagération de Célimène et le désir d’amplification en utilisant des superlatifs et des négations, qui grossissent le trait du portrait, et tous ces éléments rendent les portraits et l’image de la cour caricaturale.

Dans les mots de Célimène, c’est finalement Molière qui s’exprime et qui se permet de critiquer la société de son temps. L’excès des courtisans est dénoncé dans ce texte qui n’hésite pas à être lui-même excessif. Célimène fait aussi preuve d’hypocrisie puisque c’est pour plaire aux marquis qu’elle médit donc Molière joue un double jeu en critiquant d’une part les gens de la cour en s’exprimant à travers Célimène mais il dénonce aussi l’hypocrisie sociale. Certaines personnes sont prêtes à mentir pour se faire une place dans la société, une attitude que Molière se fait un devoir de ridiculiser.


Écrire commentaire

Commentaires: 0