Analyse de Rhinocéros de Ionesco
Scène d’exposition, En quoi cette scène d’exposition est-elle originale ?
Dans "Rhinocéros" d'Eugène Ionesco, l'incipit met en scène un décor visuel et prémonitoire, ainsi que des personnages ordinaires mais symboliques, pour introduire la thématique de l'incommunicabilité et des transformations inattendues.
I) Le décor
a) Un décor très visuel
La pièce s'ouvre sur une description détaillée : “Une place dans une petite ville de province” avec des éléments tels que “EPICERIE” et “Ciel bleu, lumière crue, murs très blancs. C’est un dimanche, pas loin de midi, en été.” Cette précision crée une image vivante du cadre, tandis que “Lorsque le rideau se lève, une femme, portant sous un bras un panier à provisions vide, et sous l’autre un chat, traverse en silence la scène, de droite à gauche” introduit une scène ordinaire mais chargée de sens.
b) Un décor prémonitoire
Les éléments du décor, comme le calme apparent et le carillon, “on entend carillonner. Le carillon”, préfigurent les événements à venir. La présence d'éléments poussiéreux, “Un arbre poussiéreux près des chaises de la terrasse”, symbolise le changement imminent et l’arrivée des rhinocéros.
II) Les personnages
a) Des personnages ordinaires mais symboliques
Jean et Bérenger sont introduits comme des antithèses : “Jean est très soigneusement vêtu” vs. “Bérenger n’est pas rasé, il est tête nue, les cheveux mal peignés, les vêtements chiffonnés”. Leurs apparences reflètent leurs personnalités et leurs rôles symboliques dans la pièce, représentant différents aspects de la société.
b) L’incommunicabilité
La conversation entre Jean et Bérenger, démarrant abruptement “Vous voilà tout de même, Bérenger”, montre leur incapacité à communiquer efficacement. Jean domine la conversation, “Toujours en retard, évidemment !”, tandis que Bérenger apparaît plus effacé et réactif, “Excusez-moi. Vous m’attendez depuis longtemps ?”.
Conclusion :
L'incipit de "Rhinocéros" établit efficacement le cadre et les personnages, tout en insinuant les thèmes de l'incommunicabilité et de la transformation. Ionesco utilise ces éléments pour préparer le terrain à une critique des régimes totalitaires et de la conformité sociale.
Acte I, Le premier passage des rhinocéros De «C’est la deuxième fois qu’il en passe ?» à «Je ne dis jamais de sottises, moi !»
I) Le comique de la scène
Tout d’abord, de nombreux personnages sont présents dans cette scène : Daisy, Le patron, Jean, Le vieux monsieur, La ménagère ainsi que Béranger, ce qui change du théâtre traditionnel. Les personnages parlent tous en même temps ce qui donne une impression de conversations parallèles : Daisy commence la conversation, en se questionnant sur la vision d’un second rhinocéros, ce qui entraîne les réponses du Patron du bar ainsi que de Jean, mais en parallèle, le vieux monsieur s’adresse à la ménagère qui pleure son chat. Les questionnements des personnages entraînent alors un débat entre Jean et Béranger, dont les autres personnages sont exclus, mais ils continuent de parler en parallèle, ce qui crée un effet de confusion totale pour le lecteur : “BÉRENGER : à Jean.
Il fonçait tête baissée, voyons. LE PATRON :à la Ménagère. N’est-ce pas qu’il est bon ! JEAN : à Bérenger. Justement, on voyait mieux. LA MÉNAGÈRE : après avoir bu”. L’apparition du rhinocéros rend la scène comique : “DAISY : C’est la deuxième fois qu’il en passe ? LE PATRON : Je crois que c’était le même.
JEAN : Non, ce n’était pas le même rhinocéros.” ce qui rend également la situation improbable et absurde, cette scène est alors un comique de situation. L’allitération en r renvoie aux barrissements du rhinocéros : “Vous n’avez pas eu le temps de compter ses cornes... L’ÉPICIÈRE, à la Serveuse, de sa fenêtre. Faites-la boire.” Les personnages commencent peu à peu à être contaminés. De plus, les didascalies renforcent la confusion, à chaque réplique, le prénom de la personne à qui s’adresse l’interlocuteur est dit, “ Mon chat !
BÉRENGER : irrité, à Jean. Sottises ! Sottises !
L’ÉPICIÈRE, de sa fenêtre, à la Ménagère : J’ai un autre chat, pour vous.
JEAN, à Bérenger : Moi ? Vous osez prétendre que je dis des sottises ?
LA MÉNAGÈRE, à l’Épicière…” cette scène donne alors une impression de désordre et perd le lecteur.
II) Une scène inquiétante
Dans cette scène, les personnages semblent tout d’abord étonnés. “DAISY :
C’est la deuxième fois qu’il en passe ? LE PATRON : Je crois que c’était le même.” Les personnages donnent également l’impression de s’affoler. : “LA MÉNAGÈRE, en larmes : Noon…” Les larmes de la ménagère donnent une atmosphère triste, de plus, le fait qu’elle berce son chat tué par le rhinocéros donne un côté morbide. La confusion des personnages entraînent alors un sujet de discorde entre Jean et Béranger qui se dispute à propos des cornes du rhinocéros. “BÉRENGER, soudain énervé, à Jean : Vous dites des sottises !... Comment avez-vous pu distinguer les cornes ! Le fauve est passé à une telle vitesse, à peine avons-nous pu l’apercevoir... “ Les deux personnages s’énervent et rendent alors l’atmosphère tendue. De plus, Jean rend ne s’ouvre pas à la discussion et a un comportement de dictateur. “JEAN, à Bérenger : Je ne dis jamais de sottises, moi !” Contrairement à son interlocuteur, qui essaye d’engager la conversation en argumentant. “BÉRENGER, soudain énervé, à Jean : Vous dites des sottises !... Comment avez-vous pu distinguer les cornes ! Le fauve est passé à une telle vitesse, à peine avons-nous pu l’apercevoir…” Ainsi, les réactions des personnages entraînent l’inquiétude du spectateur, qui ne comprend pas ce qui se passe et peut donc conclure qu’il y a problème.
Acte I. Après le passage du 1er rhino, J. et B. reprennent leur conversation antérieure à la terrasse d'un café
I) l'opposition entre les deux protagonistes
Bérenger boit pour s'évader de lui-même, c'est un refuge contre ses angoisses.
En effet, il décrit son mal-être comme une anxiété vague ("C'est comme si j'avais peur". "des angoisses difficiles à définir"), une difficulté à s'insérer dans la société ("Je me sens mal à l'aise parmi les gens"), une fatigue et un dégoût de lui-même, un poids qui l'écrase (champ lexical : plomb, fardeau, pèse), un dédoublement de personnalité ("c'est comme si je portais un autre homme sur le dos"; "je ne sais pas si je suis moi"). Il s'analyse, réfléchit, se pose des questions fondamentales.
=> Bérenger = incarnation de l'homme du XXe siècle, qui remet en question toutes les certitudes, parce qu'il a perdu ses points de repères au sein d'un monde égoïste et stérile; anticonformiste; il ressemble à "l'étranger" de Camus, qui a du mal à comprendre le monde et qui reste un incompris: mal-être «existentiel»
Jean, au contraire, apparaît comme le conformiste, l'homme des certitudes. Il ne comprend pas du tout Bérenger dont il ridiculise et nie les angoisses existentielles, les ramenant à des problèmes physiques ("C'est de la neurasthénie alcoolique"; "je pèse plus que vous"). Lui, il se sent "léger", il ne se pose aucune question. Il ne pense que par stéréotypes, formules ttes faites, affirmations schématiques, questions oratoires ( « Comment peuvent peser des choses qui n'existent pas ? ») Ses affirmations sont simplistes et brutales : pour démontrer, il se contente d'affirmer et de répéter ("J'ai de la force parce que j'ai de la force!": le mot "force" est répété 7 fois en 5 lignes). Tout ce passage est rendu burlesque par les redondances. Mais Ionesco ridiculise son attitude et montre son caractère dangereux, puisque à force de gesticuler il renverse le VM -> effet comique; ses affirmations brutales sont vraiment brutales, et sa force "morale" se transforme en violence physique !
Bilan : l'opposition se renforce entre Jean et Bérenger
II) L'absurdité du conformisme et de la logique, à travers la technique du contrepoint
On commence à entendre la conversation entre le VM et le Logicien :
elle porte sur le raisonnement par syllogisme, dont tout le monde connaît l'exemple : (clin d'œil culturel au spectateur, caractéristique de la double énonciation fréquente au théâtre)
"Socrate est un homme;
Tous les hommes sont mortels;
Donc Socrate est mortel."
Mais Ionesco s'amuse à nous démontrer les abus que l'on peut faire en appliquant mal un tel type de raisonnement: ex: le logicien démontre qu’un chien est un chat, ou que Socrate est un chat! C'est un raisonnement caricatural, purement formel, s'apparentant davantage au délire qu'à la rigueur philosophique. Selon Ionesco, une logique aussi grossière et aussi mal utilisée ne peut évidemment en rien rendre compte de la réalité du monde ni de notre vécu.
Cette conversation s'entrecroise avec la suite de la conversation entre Jean et Béranger, toujours sur le même sujet : c'est la technique du contrepoint.
Apparemment très différentes, les 2 conversations se rejoignent pourtant par moment de façon comique et inattendue:
-- dès le début, par le heurt du VM, qui déclenche des répliques strictement identiques et répétitives des 2 côtés: ("Pardon" / "Pardon"; "Il n'y a pas de mal" / "Il n'y a pas de mal"): formules stéréotypées, personnages semblables à des marionnettes programmées.
-- parfois 1 mot fait écho à 1 autre: Ainsi, au moment où Jean reproche à Béranger "Vous n'avez aucune logique", le VM dit: "C'est très beau, la logique". mais vue l'absurdité que le logicien vient de démontrer, cette convergence détruit complètement les affirmations de Jean !
Pendant ce temps, les deux protagonistes évoluent psychologiquement vers deux directions opposées :
-- Bérenger devient de + en + pessimiste, semble obsédé par la mort ("Les morts sont plus nombreux que les vivants"), il réfléchit profondément, s'interroge et doute de sa propre existence ("Je me demande moi-même si j'existe."). Il semble le porte-parole des philosophes existentialistes (Sartre et Camus).
-- Au contraire, Jean devient de + en + positif et d'une gaîté cynique et superficielle, faisant des plaisanteries de mauvais goût dont il est le seul à rire. ("Les morts, ça n'existe pas! Ah! Ah!" : jeu polysémique sur le verbe « exister » : il n'y en a pas, ou ils ne vivent pas). Il est sûr de lui, péremptoire. Nouveau clin d'œil culturel de Ionesco avec l'allusion humoristique à la très célèbre phrase de Descartes (extraite du Discours de la Méthode) : "Je pense, donc je suis". Jean en déforme totalement le sens en mettant les verbes à l'impératif et au futur: "Pensez, et vous serez"! Descartes voulait dire: en l'absence de toute autre certitude, c'est mon activité de réflexion qui prouve mon existence. Jean, lui, affirme de façon ridicule que la pensée crée l’existence, et proclame cette formule creuse comme un slogan aux effets magiques. Son assurance vaniteuse paraît d'autant plus ridicule qu'il s'adresse à Bérenger. pour lui donner ce conseil, alors que nous avons bien compris que Bérenger. « pense » infiniment plus que lui.
Cette assurance et ce faux cartésianisme paraissent formels, absurdes et sclérosés, toujours à la lumière du contrepoint et des démonstrations absurdes du logicien ("Socrate est un chat") et de la bêtise du VM qui l'admire et l'approuve sans aucun esprit critique ("C'est vrai, j'ai un chat qui s'appelle Socrate!")
• Bilan : les discours de Jean et du Logicien préfigurent le discours totalitaire, totalement arbitraire. La technique du contrepoint permet d'en prendre conscience de façon vivante et humoristique.
Conclusion :
Bilan: une structure complexe, qui entrecroise 2 conversations et 2 évolutions psychologiques:
-- la conversation entre Jean et Bérenger // la conversation entre le vieux monsieur et le logicien
-- le parcours de Bérenger vers le désespoir existentiel // le parcours de Jean vers un rationalisme sclérosé, cynique et dangereux.
Sur scène, cela fait un effet assez naturel, ressemblant à la vie courante, dans laquelle il est fréquent que deux conversations s'entremêlent. C'est la caricature des conversations de bistrot de la France profonde, dans lesquelles s'échangent des propos révélateurs de la véritable opinion publique. La scène est assez comique, grâce à la technique du contrepoint. Mais on n'a pas vraiment le temps de saisir la portée du message de Ionesco. C'est en lisant et étudiant le texte qu'on peut en apprécier toute la saveur, et commencer à porter un jugement sur ces 4 personnages : 3 apparaissent comme des imbéciles se croyant intelligents, mais sans esprit critique, ne pensant que par stéréotypes et phrases toutes faites : le Logicien n'est qu'un pseudo philosophe creux et stérile ; le VM ne sait que l'admirer et l'approuver sans discernement ; Jean est un matérialiste cynique et sclérosé. Ils pourront relayer sans problème le discours totalitaire et devenir des « rhinocéros ». Seul Bérenger paraît sensible et intelligent, se posant des questions essentielles. Mais il est paralysé par son mal-être existentiel.
• Ouverture : Mélange paradoxal de comique et de sérieux, dérision de la logique, du conformisme et des stéréotypes de la pensée => Ionesco met ici en place tous les ingrédients de l'Absurde.
Nb 1 : Autres questions possibles (c'est-à-dire autres projets de lecture) :
=> Comment Ionesco met-il en place les ingrédients de l'absurde ?
(Rappeler d'abord ce qu'est l'Absurde pour Ionesco :
-- sentiment de l'étrangeté du monde
-- dérision de l'esprit rationaliste
-- comique plus désespérant que le tragique)
Axe 1 : par la peinture de l'angoisse existentielle de Bérenger
Axe 2 : par la satire du conformisme et de la fausse logique, via le contrepoint.
Axe 3: par l'utilisation du comique
=>D'où vient le comique, dans cette scène?
Nb 2 : Sujets d'entretien possibles à la suite de cette lecture analytique :
=> Qu'apporte de plus l'étude du texte théâtral, par rapport à la représentation sur scène d'une pièce ?
=> A quoi sert le comique pour Ionesco?
Acte II, La transformation de Jean. Comment à travers cet extrait absurde qui matérialise la transformation de Jean en Rhinocéros, Ionesco lance-t-il un appel à la Résistance ?
I) L’incommunicabilité des personnages sur scène
A) Un conflit idéologique
La position de Jean
Son maître-mot: la nature (p. 159), c-à-d, comme le fait remarquer B, "la loi de la jungle", la loi du plus fort. Il parle de "reconstituer les fondements de notre vie", de "retourner à l'intégrité primordiale" (p 159), ce qui suggère un retour à l'inné, à nos origines animales. Si cela peut faire penser à un sain développement du corps, de la spontanéité, de l'authentique, un peu à la manière rousseauiste, cela peut mener aussi, de façon très inquiétante, à la suprématie de l'instinct sur la raison, de la force brute sur l'intelligence. Il s'oppose à tout ce que l'homme a acquis au fil du temps, grâce à l'éducation, ce que B. évoque p.160: "une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti!…". Jean traite tt ceci avec mépris, "L'humanisme est périmé! Vous êtes un vieux sentimental ridicule!" Ces grandes idées sont pour lui "des clichés", "des bêtises", "des préjugés". Il ne croît plus qu'à la force physique, à l'instinct brutal, à la violence, ne rêve que de détruire ("Démolissons tout cela, on s'en portera mieux").
Les mots "intégrité primordiale" et "fondements" qu'il utilise p 159 peuvent, à notre époque, faire penser à l'intégrisme et ses excès effrayants.
La position de Bérenger
Tout au contraire, le maître mot de Bérenger, c'est la culture, l'acquis. Les mots qu'il utilise; "homme", "humanisme", "morale", "civilisation", "système de valeurs", "esprit", font penser qu'il place l'homme et "les droits de l'homme" au centre de ses préoccupations. (liberté, équité, respect, tolérance…). Pour lui, un peu à la manière de Voltaire, plus l'homme s'éloigne de ses origines animales, grâce à l'éducation, plus il se civilise, plus il s'épanouit et trouve sa dignité par la maîtrise de soi, la domination de la raison sur le corps. Il est scandalisé par les théories de Jean, grossières, violentes, fanatiques.
B) Le déséquilibre des répliques et la violence
Le spectateur se trouve témoin de l'incommunicabilité des deux personnages sur scène. Tout d’abord, l’absence de communication dans ce dialogue absurde est manifestée par le déséquilibre évident des répliques des deux personnages. Jean coupe la parole de Bérenger : “Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti !...” en lui répondant par des phrases courtes comme “Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.”
Bérenger qui a la volonté d’argumenter et de s’expliquer est toujours interrompu par Jean comme nous le montrent les didascalies “l'interrompant”, l'interrompant, et allant et venant” et les points de suspension à la fin des répliques de Jean.
Tout au long de cette scène absurde, la violence est indiquée par les didascalies qui précèdent les répliques de Jean. Bérenger et ce dernier discutent de plusieurs sujets lors de la transformation de Jean en rhinocéros mais Bérenger est toujours agressé par Jean comme nous le montrent les didascalies telles que “se dirigeant vers la salle de bain dont Jean lui claque la porte au nez” ou “ l'interrompant, et allant et venant”. De plus, le spectateur peut sentir la tension sur scène d’une part par les bruits produits par Jean et indiqués par les didascalies “Il barrit de nouveau” et les bruits qu’il produit “ Brrr…” et d’autre comme “soufflant bruyamment” par l’énervement évident de Jean lorsque l’opinion partagée par Bérenger n’est pas la même que la sienne : “Enfin, tout de même, l'esprit…” “Des clichés ! Vous me racontez des bêtises.”
Ainsi l'affrontement entre les deux hommes est tout à fait inégal, ce qui crée une tension dramatique très forte pendant ce débat.
Jean est véhément, agressif, défend ses idées extrémistes avec passion. On le voit avec ses phrases lapidaires et exclamatives "La nature!" ou "L'homme… ne prononcez plus ce mot!". Ses verbes sont à l'impératif : "Démolissons tt cela!" ou au futur: "j'y vivrai!" Ses phrases commencent par "Je veux" ou "il faut". Il utilise des anaphores et des // syntaxiques pour renforcer ses affirmations: "Il faut reconstituer…", "Il faut retourner…". Il martèle ses phrases, à la manière des discours d'Hitler, par des répétions. Par ex; 5 fois "la morale" p159.
En face de cette violence verbale, Béranger, s'étonne, s'indigne, cherche à exprimer son opposition: "Je ne suis pas du tt d'accord avec vous." "Enfin, tt de même…" Mais il est timide, défend mal sa position, avec des termes trop abstraits (morale, civilisation…), se laisse couper la parole, reste trop gentil. Il cherche à calmer Jean, ("mon cher Jean"…) et il veut croire à une plaisanterie: "Je ne vous prends pas au sérieux, vous plaisantez, vous faites de la poésie, je ne savais pas que vous étiez poète…" Il incarne ces intellectuels timorés qui n'ont pas su ou voulu prendre au sérieux la montée en puissance de l'hitlérisme à partir des années 30. On sent bien que son pacifisme ne fait pas le poids face à la véhémence et à la violence de Jean, ce qui crée chez le spectateur un malaise, une angoisse: on assiste en direct à l'effondrement de nos valeurs démocratiques face au fanatisme nazi.
II) La métamorphose de Jean
A) Elle est fantastique et symbolique
Elle se fait progressivement, à chaque passage dans la salle de bain. Jean en ressort chaque fois + "rhinocéros", comme le précisent les didascalies: sa peau verdit, il souffle bruyamment, sa voix devient rauque et difficilement compréhensible, il barrit "Brrr…". Il est fébrile, bouge tt le temps (tandis que Béranger. reste pétrifié). Il semble possédé (allant et venant ds la pièce, entrant ds la salle de bain et sortant). Il est visiblement l'objet d'une métamorphose physique qu'il ne maîtrise pas, et qui symbolise visuellement sa métamorphose mentale sous l'effet de l'idéologie fasciste. Cet homme que nous avons vu au début, certes conformiste et autoritaire, mais somme toute normal, est en train de perdre son humanité, il y a rupture de la compréhension et même de la communication avec Bérenger. Son évolution rapide mais progressive est à l'image de la pénétration pernicieuse de certaines idéologies ds les mentalités.
B) Elle est aussi comique
La situation est absurde, les jeux de scène sont très animés, toute la scène a un rythme très rapide, avec des répliques brèves, des phrases nominales ou inachevées, des répétitions. Les réflexions totalement décalées de Béranger. paraissent dérisoires face à la violence de Jean. ("Je ne savais pas que vous étiez poète! …": Est-ce bien ce qu'il convient de dire, au moment où J. "barrit"?) On ne peut s'empêcher de rire, tt en restant conscient de la gravité des débats et du caractère dramatique de l'enjeu. En effet, Ionesco se sert du comique pour augmenter le sentiment de l'absurde, et donc la prise de conscience du tragique.
III) L’appel à la Résistance
A) La portée de la transformation en rhinocéros
La métamorphose de Jean en rhinocéros a une double signification pour cette pièce. De prime abord, sa transformation marque sa contamination par l'idéologie nazie. Elle dépeint la tentation du peuple français à collaborer avec l’occupant nazi. En effet certaines répliques de Jean peuvent faire allusion à l'idéologie nazie. “Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale.” rappelle l'idéologie de la race aryenne qui ne doit pas se mélanger aux sous-hommes et “Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.” qui peut évoquer la “Blitzkrieg” et la volonté d'anéantissement.
B) La question de l’homme dans l’univers
De plus, dans cette pièce se dégage la question fondamentale de la place de l’Homme dans l’univers, de manière indirecte, à travers le dialogue de Jean et de Bérenger. “[...] Cependant, c’est Bérenger qui s’interroge sur l’Homme et sa place “Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme… [...] Je veux dire l'être humain, l'humanisme…” en essayant d’argumenter en vain. Jean quant à lui reste fidèle à l'idéologie des rhinocéros et refuse de considérer une opinion autre que la sienne : l'idéologie de la pensée unique des régimes totalitaires, ici, le nazisme.
Conclusion :
Ainsi, l'impossibilité du genre humain à communiquer se traduit, dans cet extrait, par l'impossibilité de Jean et Bérenger à s’entendre. Ce malentendu a pour but de critiquer les esprits collaborateurs lors de l’occupation nazie et d’encourager à rentrer dans la Résistance, sur le plan moral, en combattant l'idéologie d’une opinion unique.
Dénouement, Peut-on considérer Bérenger comme un héros ?
I) L’apparence d’un anti-héros
a) Un personnage partagé
Ce monologue commence par la répétition d’une insulte du personnage à lui-même et par conséquence la race humaine “Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau.”, ce qui intrigue le spectateur puisqu’il était jusque là le premier à défendre cette race. Et il continue tout au long du texte “je suis un monstre, je suis un monstre”. On voit ainsi la force de la propagande des rhinocéros.
A travers ce monologue délibératif, le spectateur entre dans les pensées de Bérenger. En effet, cet extrait peint un personnage tiraillé entre deux partis “je voudrais être comme eux” , “Je ne capitule pas !”. Par ailleurs la répétition du mot “hélas !” montre le désespoir du personnage.
Il y a un mélange de registres : le désarroi de Bérenger est pathétique, on a pitié de lui. Il se sent laid, il se dévalorise physiquement, en passant tout son corps en revue de la tête aux pieds: « Je n'ai pas de corne », « Mes mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ? Ah, ce corps trop blanc et poilu ! ». « Je ne suis pas beau ! », « J’ai la peau flasque ».
Moralement aussi, il renie tout ce qu'il pensait auparavant, se traite de « monstre », il a honte de lui. Il souhaite ardemment devenir rhinocéros, car il redoute la solitude et car ce serait beaucoup plus confortable, plus facile, plus rassurant, d'être comme tout le monde.
Au milieu de ce registre pathétique, l'humour subsiste pourtant lorsqu'il essaie de barrir et lorsqu'il affirme que les rhinocéros sont plus beaux que lui : « Que c'est laid, un front plat ! », ou lorsqu'il admire leur peau : « Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d'un vert sombre ! »
b) La perte de son identité
Ce personnage ridicule ne sait plus qui il est puisqu’il ne sait plus quoi penser “J'ai eu tort !”, “Je me défendrai contre tout le monde !”. Il en devient fou comme le montre le ton de voix “en criant”.
Il se rend compte lui-même qu’il perd peu à peu son identité puisqu’il dénonce le manque d’originalité “Malheur à celui qui veut conserver son originalité !”. Ionesco met en avant un vice de son époque : l’uniformisation.
II) Bérenger, symbole de la résistance
a) Bérenger résiste à la propagande
Malgré une lutte acharnée pour devenir un rhinocéros dans un moment de faiblesse, Béranger revient à la raison puisqu’il va tout faire pour conserver la race humaine “Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout !” et même si cela passe par la violence en dernier recours puisque la parole est impuissante “Ma carabine, ma carabine !”.
La propagande est puissante puisqu’il est entouré de “têtes des rhinocéros” et qu’il entend les barrissements des bêtes “Il écoute les barrissements.” dont le son paraît envoutant “Leurs chants ont du charme”.
Bérenger est seul contre tous comme le montre l’utilisation du pronom personnel “Je” en opposition à “eux”. Il fait donc preuve d’une grande force mentale pour rester humain malgré la tentation de se ranger au plus grand nombre pour fuir la solitude.
Ionesco montre la fascination exercée à une époque par le fascisme, le nazisme ou le stalinisme. On le voit avec la longue hésitation de Bérenger, lorsqu'il est prêt à céder à la tentation. Les régimes totalitaires s'installent souvent ainsi : ils trouvent un appui populaire, les foules sont «envoûtées » par les promesses fallacieuses et les discours enflammés des leaders. La comparaison des barrissements avec des chants (« leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme certain ») fait penser aux chants et aux défilés nazis. Bérenger essaie de les imiter, lui qui avait si peur de devenir comme eux avant !: « Ahh, ahh, brr ! Non, non, ce n’est pas ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! »
Ionesco veut nous mettre en garde contre la force de contagion de ces idéologies. Il veut montrer l'influence de la masse sur l'individu, la difficulté qu'il y a à penser seul et différemment des autres, d'être soi-même. Bérenger se pose beaucoup de questions et regrette de ne pas pouvoir devenir rhinocéros : « je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas ». Les répétitions et l’opposition entre vouloir et pouvoir montre son désespoir. Il va jusqu'à s'écrier : «Malheur à celui qui veut conserver son originalité ». C'est pour Ionesco une antiphrase, il veut nous faire comprendre qu'il faut absolument « oser ne pas penser comme tout le monde », mais c'est évidemment difficile puisque nous vivons dans une démocratie, où on nous apprend que c'est la majorité qui a raison et qui l'emporte. Comment dès lors avoir la force d'affirmer que l'on n'est pas d'accord avec la majorité, que la majorité a tort ?
b) Bérenger représente l’humanité
La phrase “Je ne capitule pas !” clos cette pièce et illustre la victoire du genre humain. En effet, l’utilisation d’une ponctuation forte “!” montre la détermination de Bérenger à sauver l’humanité. A travers Bérenger, Ionesco souhaite représenter toute forme de résistance. Le vocabulaire militaire et la « carabine » que Bérenger saisit à la fin nous replacent dans le contexte de la seconde guerre mondiale, et du courage qu'il a fallu aux gens qui sont passés dans la Résistance pendant l'occupation allemande. Est-ce à dire que Ionesco préconise la guerre et la violence comme dernier recours lorsqu'il n'y a plus aucune autre issue ? Pourtant on peut remarquer qu'à aucun moment dans la pièce Bérenger ne fait preuve d'agressivité ni de mépris envers les autres. Il exprime souvent son antiracisme et son antimilitarisme. Sans doute Ionesco a-t-il voulu dire que la défense de la liberté et de la dignité humaines peuvent pourtant mener, en dernière limite, à prendre les armes. Mais dans la mise en scène de la pièce par Jean-Louis Barrault, Bérenger à la fin dit bien «Ma carabine ! », mais il reste les mains vides, tenant seulement une arme imaginaire. Cela souligne son impuissance et sa vulnérabilité, mais cela peut aussi signifier que c’est à chacun de choisir : la Résistance peut aussi se faire de façon mentale et non violente.
Ce dénouement est clair et relativement optimiste, car Bérenger n'a pas cédé à la contagion et il décide de se battre pour sauver sa dignité d'homme. Pourtant, Bérenger était un homme moyen, ordinaire, même plutôt faible, paresseux, alcoolique. S'il a su résister, pourquoi pas nous ? Bérenger représente l'homme en général, ce n'est pas un surhomme. On a pu comprendre dans cette pièce qu'il y a en tout homme un « rhinocéros » qui sommeille. Mais il y a aussi un Bérenger. À nous de faire le bon choix, tout le monde peut résister à la « rhinocérite », c'est-à-dire à toute forme de dictature, de fanatisme, et à toute attitude d'abdication, de conformisme, d'absence de réflexion personnelle qui pousse à suivre bêtement le troupeau, c'est-à-dire une mode, une idéologie dominante, un leader, une majorité.
Conclusion :
Bérenger est donc un héros malgré lui puisqu’il cède à la tentation de devenir un rhinocéros pour fuir la solitude. Cependant, même s’il a tout essayé, il n’y parvient pas et se résigne donc à sauver son espèce. Ionesco montre ainsi les conséquences des régimes totalitaires. Cependant, il met principalement en avant la résistance permettant la survie du genre humain.
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