Le désir est-il la marque de la misère de l'homme ?
Le mot désir rencontré ici ou là ne signifie pas la même chose. Le désir d’acheter le journal sportif n’est pas à mettre au même niveau que le désir de liberté. Le sens et la valeur attribués à la notion de désir varient selon les opinions mais aussi selon les différentes philosophies : le désir est tantôt déploré comme source de passion, tantôt reconnu comme la seule puissance réelle, célébré comme le moteur souverain du monde. Ajoutons que si tout plaisir passe par la satisfaction du désir, tout désir ne s’épuise pas dans la satisfaction. Est-ce là la marque d’une condition misérable ?
Le fait que le désir exprime parfois le manque et l’incomplétude nous permet-il d’affirmer que l’homme soit voué au malheur et à la servitude ? Si le désir est la marque de l’existence humaine, c’est qu’il est central pour qualifier l’existence humaine. Pour le philosophe Pascal, le désir traduit bien le malheur de la conscience et la séparation de l’homme d’avec l’absolu. En effet pour lui la vie humaine est liée à la finitude et à la mort ; la raison humaine a des limites constitutives tant du point de vue de la connaissance du monde que de la morale. L’homme est voué à la contradiction car si sa condition est misérable, il échappe à sa condition par sa pensée, « c’est donc être grand que de connaître qu’on est misérable », et réciproquement c’est la conscience de sa condition qui le fait souffrir : il subit le mal et le commet, il n’attend pas le bonheur mais il est capable de le penser. L’homme est donc écartelé, balloté dans un « entre-deux », il est grand parce qu’il se sait misérable mais sa misère vient de ce savoir. Le désir humain semble donc bien être lié à ce manque et à cette incomplétude. Platon : « l’homme désire ce qui lui manque, il ne désire pas ce qui ne lui manque pas ». Tout se passe comme si l’homme était vacuité essentielle, douloureuse pénurie, tension vers l’objet et creux affectif. Si Aristophane, personnage du Banquet de Platon, affirme que seuls les dieux possèdent l’amour c’est qu’il y a toujours un décalage entre la satisfaction du désir telle qu’elle est rêvée, espérée et la réalité de la satisfaction. Le désir témoigne de cette pénible incomplétude existentielle. Platon dans Le Banquet, à travers le mythe de la naissance d’Eros, illustre bien cette incapacité du sujet humain à être rassasié, assouvi. « Eros est fils d’expédient et de pauvreté ». Le désir n’est-il pas ici la traduction d’une détresse qui s’identifie à notre existence ? De plus, le sujet n’est pas souvent maître de ses désirs. Le désir peut devenir protubérant. Le sujet se trompe sur le sens de ses désirs. Le philosophe Gilles Deleuze définit la passion comme une « perversion du désir quant au but ». Molière avait déjà dévoilé la passion de l’avarice. Le goût de la spéculation est le seul but d’Harpagon. Les autres sont des moyens au service de cette fin exclusive, ce qui débouche sur l’appauvrissement et la solitude.
Cependant cette conception du désir liée à une condition tragique de l’existence humaine ne fait-elle pas du désir une sorte de maladie que l’homme découvre dans son être même ? Le désir traduit ce que nous sommes, à savoir comme l’écrit Pascal « un monstre incompréhensible ». Ne risque-t-on pas de caricaturer l’homme lorsqu’on le réduit dans ses désirs et dans ses espérances à une quête perpétuellement inassouvie vers les objets et l’objet du désir ? Si l’objet du désir est introuvable (l’absolu) il existe donc un « ailleurs » qui contient la clé du désir (dont manque le monde). Cet ailleurs est symbolisé par les « idées » platoniciennes, monde intelligible dont le monde sensible n’est qu’une apparence. Ou bien encore par un Dieu qui est l’objet d’un pari. Il faut s’agenouiller pour croire conseillait le philosophe Pascal dans ses Pensées. Pourquoi doubler notre existence par un « arrière-monde » ? Ne doit-on pas au contraire contribuer à la destruction des idoles ?
Revenons à ce propos à notre existence concrète, débarrassée des « arrière-mondes ». Désirer c’est aussi créer et enfanter du réel. Par l’accomplissement de ses désirs l’homme est producteur de son moi. Toutes les conquêtes de l’homme sont le fruit de ses désirs. La frustration et le manque, bien qu’étant une détermination de notre être, ne s’opposent pas pour autant à la qualité possible de notre existence. N’est-ce pas parce que le désir est l’expression d’un manque que le sujet humain va mettre en mouvement son intelligence et sa volonté pour combler ce manque ? Le manque n’épuise pas toute la signification du désir. Le désir est aussi cet acte par lequel « j’accrois la perfection de mon être » écrit Spinoza dans l’Ethique. Les limites inhérentes à ma condition (mort, imperfection de la connaissance) donnent un sens à mes projets. C’est parce que mon existence est vouée à la mort que je pèse ma responsabilité dans la construction du bonheur. Comme l’écrit Jean-Paul Sartre, ce n’est pas la mort qui est tragique, ce qui est tragique c’est de ne pas avoir vécu ; ce qui est tragique, c’est de tuer les enfants en les laissant mourir de faim. La mort n’a pas qu’un sens métaphorique, elle a également un sens social dont les hommes sont responsables.
L’homme ne s’identifie jamais à sa condition : « Je ne suis pas responsable de mon être mais de ma manière d’être » écrit Sartre. Le désir n’est pas la marque de la misère de l’homme, il peut être une marque. L’homme par la réflexion peut avoir une emprise sur ses désirs (les stoïciens et les épicuriens le démontrent), le bonheur est possible ici et maintenant à condition de ne pas le confondre avec la béatitude. Le bonheur n’est pas de l’ordre de l’avoir ou de l’être, il est de l’ordre du vouloir-être.
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