Analyse de Ruy Blas de Victor Hugo, acte III scène 5

Analyse de Ruy Blas de Victor Hugo, acte III scène 5

INTRODUCTION CONTEXTE : La littérature du XIXe siècle voit l’émergence d’un refus des règles classiques. Naît alors une forme théâtrale neuve : le drame romantique inspiré de Shakespeare. Il associe le sublime et le grotesque. Il prône donc le mélange des genres, rompt avec la règle des trois unités et de la bienséance. Ce théâtre prend aussi en compte l’histoire et ses paradoxes comme la décadence de la monarchie espagnole dans Ruy Blas, joué pour la première fois en 1838. ŒUVRE : Un haut dignitaire espagnol, Don Salluste, privé de tous ses privilèges pour des raisons de moralité ourdit une vengeance contre la reine qui a causé sa disgrâce. Il décide d’utiliser son valet Ruy Blas à la manière d’une marionnette : celui-ci sous la fausse identité de Don César, devra séduire la reine afin de la compromettre. EXTRAIT : Dans l’acte III, scène 5, Ruy Blas, au comble du bonheur, voit surgir Don Salluste déguisé en valet, menaçant de mettre à exécution son stratagème : révéler que Ruy Blas n’est qu’un domestique.

 

PROBLÉMATIQUE Dans quelle mesure Don Salluste est-il un personnage manipulateur et inquiétant ?

 

I) Une épouvantable apparition

Le comédien doit exprimer le trouble extrême dans lequel se trouve le personnage : jouer de manière très expressive en se déplaçant beaucoup sur l’espace scénique, peut-être en se jetant aux pieds de Don Salluste. L’apparition subite de ce dernier a effrayé Ruy Blas, qui sent que le pire reste à venir.

Outre la didascalie, Victor Hugo emploie plusieurs procédés pour montrer l’épouvante de Ruy Blas :

— interjections : «oh!» (v. 1 et 3), «hélas!» (v. 6) ; 

— modalité exclamative : « je sens que je suis dans une main terrible ! » (v. 3), « je l’aime ! » (V. 7) ;

— points de suspension (v. 2 et 5), qui traduisent le trouble et la difficulté à trouver ses mots 

— adjectifs exprimant l’effroi : «effrayant» (v. 1), «invisible» (v. 2), «terrible» (v. 3), «monstrueux» (v. 4), «horrible» (v. 5) ; 

— tonalité pathétique : «Mes genoux / Tremblent», (v. 1-2). Expression physique et verbale des émotions met RB en situation de faiblesse face à Salluste. Il ne maîtrise pas ses émotions et laisse prise à la manipulation

Il associe implicitement son maître au diable à l’aide de métaphores : « gouffre » il peut s’agir ici de l’enfer. 

« Main terrible » : il sent qu’il n’est qu’une faible créature, une marionnette entre les mains de cette puissance démoniaque. L’apparition subite de Don Salluste sur scène, au moment où tout réussissait à son valet, rappelle la pièce Faust de Goethe, auteur chéri de la génération romantique à laquelle appartient Victor Hugo : Don Salluste peut être ici comparé à Méphistophélès, venu réclamer son dû à celui qui a fait l’erreur de signer un pacte avec le diable pour voir ses souhaits se réaliser.

Point culture : Faust de Goethe. Faust est un savant vieillard auquel la compréhension du monde échappe encore. Dans cette situation sans espoir, il promet son âme à Mephisto, le diable, si ce dernier parvient à le libérer de son insatisfaction et de son tourment. Faust, qui a retrouvé sa jeunesse, est insensible aux tentations du diable, jusqu’à ce qu’il tombe amoureux de Marguerite. Méphistophélès monte un plan démonique pour les perdre tous deux.

Ruy Blas commence à réaliser le jeu de dupes dont il est la victime. Il peine à mettre en mots l’horreur du stratagème : avec le verbe « j’entrevoi », le GN « quelque chose » associés au lexique de l’inhumanité : « monstrueux », « horrible ». 

L’emploi de l’impératif « ayez pitié de moi » constitue une vaine prière pathétique.

 

II) Un sinistre manipulateur

 

Dans cette réplique, les lamentations de Ruy Blas ont deux destinataires. Il s’adresse d’abord à lui-même, comme l’indique la didascalie («comme se parlant à lui-même») :sous le coup de l’émotion, il pense à voix haute. À cet instant, Don Salluste n’est plus son interlocuteur : le valet a remplacé le «vous» (« Vous le saviez ! », v. 8) par la troisième personne («Donc il s’est fait un jeu», v. 9). Ruy Blas semble également s’adresser à Dieu. 

La didascalie invite le comédien à lever les yeux au ciel, le prenant à témoin de son infortune et le priant de le sauver. Cette réplique, bien que n’étant pas adressée à l’autre personnage présent sur scène, n’est pas pour autant un aparté. Il ne s’agit pas d’exprimer un fait qui doit rester caché à l’autre personnage, dans une connivence entre le locuteur et le spectateur. Si Ruy Blas cesse de s’adresser à lui, c’est parce qu’il a compris que Don Salluste restera sourd à ses supplications : il ne lui reste que la prière.

Don Salluste interrompt brutalement la prière pathétique de Ruy Blas : « Ruy Blas. — […] Épargnez-moi, Seigneur ! / Don Salluste. — Ah çà, mais vous rêvez ! » (v. 13). En plaçant ces deux formules dans un même vers, Victor Hugo souligne la violence de l’interruption. 

Don Salluste paraît agacé de ce qu’il considère comme des jérémiades; en outre, en prenant ainsi la parole, il endosse le rôle de ce « Seigneur » et répond à la prière de Ruy Blas comme si elle lui était adressée. 

Il emploie l’antiphrase à plusieurs reprises dans des formules ironiques.

Il s’agit de rabaisser Ruy Blas à sa condition première et véritable : celle d’un simple valet.

Le jugement de valeur « C’est bouffon » discrédite encore la grandeur nouvellement acquise du faux Don César. Don Salluste dénigre ensuite la beauté et la noblesse des sentiments de Ruy Blas pour la reine :

par un vocabulaire plus familier, des prononciations tronquées « grand’chose après tout que des chagrins d’amour », v. 20

des formulations rappelant des dictons populaires « Nous passons tous par là. C’est l’affaire d’un jour », v. 21.

Don Salluste, bien que déguisé en valet, s’exprime en maître :

l’omniprésence du pronom personnel « je » 

associé à des verbes de volonté et de pouvoir 

ainsi que les injonctions 

Signalent qu’il exerce son pouvoir sur Ruy Blas. 

À travers la métaphore du cheminement son discours exprime l’idée d’un projet trop vaste et trop élevé pour qu’il s’abaisse à en expliquer le détail.

 

III) Une réaffirmation autoritaire de la relation maître / valet

 

Les deux propositions interrogatives, juxtaposées, fonctionnent sur le procédé du contraste :

La première occupe tout un alexandrin («Savez-vous qu’il s’agit du destin d’un empire?», v. 22) et, par le vocabulaire employé, est digne d’une tragédie. 

Par contraste, la seconde interrogation («Qu’est le vôtre à côté?», v. 23) fait pâle figure. Elle est inférieure par son ampleur (six syllabes), réduite à des termes brefs, encore raccourcis par l’apocope («qu’est») et par l’emploi du pronom «vôtre» qui permet d’éliminer de la phrase le digne terme «destin». Elle est en outre construite sur une allitération en [k] et en [t] assez cacophonique. 

Cet écart affiché entre la grandeur du destin de Don Salluste et la médiocrité de celui de son valet est typique de l’esthétique hugolienne, qui multiplie les antithèses entre sublime et grotesque. Le cynisme de Don Salluste repose principalement sur le mépris qu’il a pour son valet et pour sa quête de bonheur. 

Dans la mythologie grecque, Pygmalion est sculpteur. Lorsqu’il tombe amoureux d’une de ses statues, qu’il a nommée Galatée, les dieux, pris de pitié, donnent vie à cette dernière. Depuis, Pygmalion est devenu une antonomase désignant ceux qui prétendent rivaliser avec Dieu en façonnant une créature (comme le docteur Frankenstein du roman de Mary Shelley en 1818). On peut placer Don Salluste dans cette filiation, lui qui évoque l’argile (il n’est pas sculpteur mais potier: «un laquais, d’argile humble ou choisie / N’est qu’un vase où je veux verser ma fantaisie», v. 26-27). La mention de l’argile renvoie aussi à la manière dont Dieu, dans la Genèse, façonne Adam. 

Cette mégalomanie de Don Salluste apparaît dans son discours démiurgique. Il affirme sa toute-puissance : «où je veux verser ma fantaisie» (v. 27), «on fait tout ce qu’on veut» (v. 28), «Votre maître […] à son gré vous déguise» (v. 29-30). 

Ruy Blas n’est que la créature de Don Salluste, qui lui a «donné la vie» en le faisant accéder au statut de gentilhomme et en lui permettant de rencontrer la reine. Il peut tout lui retirer, et c’est le sens de cette menace à peine déguisée : «Pour l’instant» (v. 32).

Don Salluste, qui vient de trouver Ruy Blas dans un costume de gentilhomme, avec toutes les marques ostensibles de sa récente réussite sociale, n’a de cesse de lui rappeler son statut véritable de domestique :

(«laquais», v. 26; «valet», v. 33) et même de postillon («comme vous monteriez derrière ma voiture», v. 35). 

Il se représente comme un metteur en scène dirigeant ses comédiens («Je vous ai fait seigneur. C’est un rôle fantasque», v. 31) et choisissant pour eux les costumes («l’habillement complet», v. 33), comme on le voit dans ce parallélisme construit à la fois sur une anaphore et sur une antithèse: «À son gré vous déguise, à son gré vous démasque» (v. 30). 

Son mépris pour la condition de domestique s’exprime au vers 28: «De vous autres, mon cher, on fait ce qu’on veut», où le pluriel «vous autres» (v. 28) et le pronom indéfini «on» qui désigne le groupe des maîtres marquant clairement la frontière et la distance entre les deux catégories sociales.

 

CONCLUSION : Don Salluste apparaît dans cet extrait comme un personnage inquiétant par son apparition brutale, par la froideur dont il fait preuve, par l’exposé de son stratagème destructeur. Il se montre manipulateur et rabaisse Ruy Blas à sa condition la plus modeste pour l’avilir, le détruire et, une fois brisé, l’utiliser comme un pantin. La révélation du stratagème de Don Salluste : avilir la reine maintenant qu’elle a été séduite par un valet, allie deux qualités essentielles au drame romantique : le sublime des sentiments de Ruy Blas et le grotesque de son statut de valet et de la cruauté de Salluste.

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