Analyse du poème Les Colchiques d'Apollinaire dans Alcools
Commentaire composé
Guillaume Apollinaire est considéré comme l’un des premiers poètes modernes de la fin du XIXe siècle. Son recueil Alcools témoigne de son renouveau poétique en mélangeant les influences de la tradition littéraire avec des innovations formelles et thématiques. Le poème "Colchiques" en est un exemple marquant, car il aborde le thème traditionnel de la femme-fleur, très présent dans la poésie amoureuse romantique, tout en le détournant d'une manière résolument moderne. La question qui se pose alors est de savoir en quoi ce poème, qui semble à première vue s’inscrire dans une veine classique, se révèle en fait profondément novateur. Nous verrons d’abord comment Apollinaire s’inspire de la poésie amoureuse romantique, puis nous analyserons comment il rompt avec la tradition pour proposer une nouvelle forme de poésie.
I) Un poème en apparence classique
Le poème "Colchiques" semble, au premier abord, s’inscrire dans la tradition classique de la comparaison entre la femme et la fleur, une métaphore récurrente dans la poésie amoureuse romantique. Apollinaire utilise cette image traditionnelle lorsqu’il écrit : “tes yeux sont comme cette fleur-là”. Ici, la femme est comparée à la colchique, une fleur à la beauté séduisante mais trompeuse, puisqu’elle empoisonne lentement ceux qui la touchent : “Lentement s'empoisonnent”. Cette comparaison ambiguë reflète la dualité de la femme, à la fois belle et dangereuse. Ainsi, Apollinaire reprend un motif romantique tout en y intégrant une nuance plus sombre, marquant déjà une légère déviation par rapport à la représentation classique de la femme idéale et pure.
Le poète poursuit cette comparaison entre la femme et la nature en insistant sur l’image de la mère protectrice : “Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères”. Ici, la fleur colchique est assimilée à une figure maternelle, conférant ainsi à la femme un rôle traditionnellement valorisé. Cette image rassurante de la mère semble renforcer le caractère bucolique et paisible du poème, ancrant celui-ci dans une esthétique qui rappelle celle des poètes classiques.
L’aspect bucolique du poème se manifeste également à travers le cadre dans lequel il s’inscrit. L’évocation du “pré vénéneux mais joli en automne” montre que le poète reprend l'idée du paysage naturel souvent idéal dans la poésie traditionnelle. Le lexique de la nature, avec des termes comme “pré”, “vaches”, “colchique”, ou encore “lilas”, participe à créer une atmosphère champêtre, dans la lignée des poètes classiques qui célébraient la beauté de la nature. De plus, la mention du “gardien du troupeau [qui] chante tout doucement” renforce l’image paisible et harmonieuse du cadre bucolique, un thème récurrent dans la poésie pastorale.
Cependant, cette harmonie est trompeuse, car le “grand pré mal fleuri par l’automne” annonce déjà une certaine rupture. Bien que le cadre soit encore ancré dans une nature en apparence idyllique, la mention du venin et des fleurs toxiques laisse présager une tension latente qui rend ce paysage moins paisible qu’il n’y paraît.
II) Mais résolument moderne
Malgré ses apparences classiques, Colchiques se distingue par sa modernité, notamment à travers sa forme et son traitement des thèmes. L’une des premières marques de cette modernité est l’absence de ponctuation, une caractéristique souvent associée à Apollinaire. Ce choix donne au poème une fluidité inhabituelle, abolissant les pauses conventionnelles et conférant à l’ensemble une musicalité plus libre. De plus, le poème est hétérométrique, c’est-à-dire qu’il mélange des vers de différentes longueurs, rompant ainsi avec la régularité des formes poétiques classiques. Cette hétérométrie donne au poème un rythme irrégulier, parfois heurté, qui reflète la modernité d’Apollinaire.
Un autre élément notable est l’absence de rime pour certains vers, notamment le vers “Les vaches y paissant”, qui ne rime avec aucun autre. Apollinaire démontre ici qu'il sait maîtriser les techniques poétiques classiques, puisqu'une partie du poème respecte les rimes, mais il choisit de rompre avec ces conventions pour introduire une forme plus libre. Cette audace formelle participe à la modernité du poème en le détachant des contraintes classiques.
Enfin, Apollinaire dévoie les thèmes traditionnels de la poésie bucolique. Si les poètes classiques célébraient souvent la nature et ses beautés, Apollinaire introduit une vision plus prosaïque et surprenante avec l’image des “vaches y paissant”. Au lieu d’exalter la nature, il se concentre sur un aspect plus trivial, voire incongru, des vaches dans un pré, ce qui déstabilise le lecteur habitué aux descriptions idéalisées des paysages.
Le poète joue également avec les couleurs, mais de manière dévalorisante. Il décrit les fleurs et les paysages avec des termes péjoratifs, notamment le suffixe "-âtre" dans “Violâtres comme leur cerne et comme cet automne”. Cette nuance donne une impression de malaise, contrastant avec l’idéalisation de la nature propre à la poésie traditionnelle.
De plus, Apollinaire introduit des éléments de la vie quotidienne, comme les “enfants de l'école [qui] viennent avec fracas”, rompant avec la quiétude bucolique du début du poème. Ce bruit soudain est accentué par des allitérations dures en [d] et [t], comme dans “Qui battent comme les fleurs battent au vent dément”, qui traduisent la violence et la confusion émotionnelle du poète. Les allitérations en [r] et en [s], quant à elles, expriment sa frustration et sa souffrance face à l’amour, accentuant le caractère sombre et tourmenté du poème.
Ainsi, malgré son apparence classique, "Colchiques" se révèle être un poème résolument moderne, tant par sa forme que par ses thèmes. Apollinaire, tout en puisant dans la tradition poétique, la réinvente et la transcende, introduisant une nouvelle manière de concevoir la poésie, où le banal côtoie le sublime, et où la modernité surgit au détour de chaque vers.
Écrire commentaire