Analyse de l'article Autorité politique de Diderot dans l'Encyclopédie
Texte
Denis Diderot (1713-1784)
Encyclopédie, I - Autorité politique (1751)
Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle: mais la puissance paternelle a ses bornes; et dans l'état de nature, elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que la nature. Qu'on examine bien et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources: ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé; ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l'autorité.
La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation et ne dure qu'autant que la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent; en sorte que, si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l'autorité la défait alors; c'est la loi du plus fort.
Quelquefois, l'autorité qui s'établit par la violence change de nature; c'est lorsqu'elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu'on a soumis: mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler et celui qui se l'était arrogé devenant alors prince cesse d'être tyran.
La puissance, qui vient du consentement des peuples, suppose nécessairement des conditions qui en rendent l'usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites; car l'homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu'il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C'est Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais ses droits et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s'arroge pas les droits du Créateur. Toute autre soumission est le véritable crime de l'idolâtrie.
D'ailleurs le gouvernement, quoique héréditaire dans une famille, et mis entre les mains d'un seul, n'est pas un bien particulier, mais un bien public, qui par conséquent ne peut jamais être enlevé au peuple, à qui seul il appartient essentiellement et en pleine propriété. Aussi est-ce toujours lui qui en fait le bail: il intervient toujours dans le contrat qui en adjuge l'exercice. [...] Celui qui porte la couronne peut bien s'en décharger absolument s'il le veut: mais il ne peut la remettre sur la tête d'un autre sans le consentement de la nation qui l'a mise sur la sienne. En un mot, la couronne, le gouvernement, l'autorité publique sont des biens dont le corps de la nation est propriétaire, et dont les princes sont les usufruitiers, les ministres et les dépositaires.
Etude linéaire
Texte argumentatif qui énonce une idée très nette, peu à peu construite :
IDEE = C'est au peuple que l'autorité appartient fondamentalement.
L'explication sera donc LINEAIRE et insistera sur l'ARGUMENTATION
Première partie = Recherche des origines de l'autorité.
1. Double formulation avec postulats (négatif - affirmatif et chiasme)
Une REFUTATION débute l'ARGUMENTATION :
aucun n'a reçu le droit de commander aux autres (périphrase pour autorité)
Une AFFIRMATION ensuite : Liberté = don divin
la liberté est un présent du Ciel et chaque individu a le droit d'en jouir
Remarquer le système d'opposition (n'a reçu/ est un présent - aucun homme/chaque individu - le droit de commander/le droit d'en jouir)
IDEE = La source de l'autorité ne peut donc être naturelle, il faut la chercher ailleurs
2. MAIS deux restrictions ensuite (élimination d'objections éventuelles):
Liberté indissociablement liée à la POSSESSION de la RAISON
Existence d'une puissance paternelle : glissement rapide d'autorité à puissance qui souligne la nature nécessaire, mais transitoire de ce pouvoir
Rapide et PEREMPTOIRE conclusion :
(toute autre - toujours - qu'on examine bien + alternative suivante qui ne laisse aucune place à un autre raisonnement.)
=> Il faut chercher ces sources dans l'homme et son évolution.
3. Les deux seules origines de l'autorité : (présentation de la démarche)
autorité de fait : fondé sur la "loi" du plus fort, de la force d'un seul.
autorité de droit : fondé sur le consentement de tous, un contrat tacite ou passé réellement entre gouvernants et gouvernés.
Cette ALTERNATIVE est ensuite développée dans les paragraphes suivants.
Deuxième partie (développement) = 3 § bien nets
2 § à rapprocher, à opposer, grâce à l'anaphore de "La puissance"
1 § au milieu qui sert de transition
1. Dénonciation de la première autorité : le thème de l'USURPATION
Connotation très péjorative des termes :
négations restrictives (n'est qu'une usurpation, ne dure qu'autant), joug, usurpation, reprise de fort ou force
Abus volontaire des termes de droit et de loi, car cette autorité n'est qu'un rapport sans contrat de réciprocité: forte antithèse commander/obéir
Ce rapport est surtout celui de l'instabilité :
insistance sur le temps : ne dure autant que, deviennent à leur tour, secouent, antithèse fait // défait
La seule notion légitime en fait dans cette situation est celle de L'INSURRECTION
Passage possible de la première à la seconde : la fin du despotisme.
N'est-ce pas en fait la situation exacte de la France : contrat tacite ?
2. Avantages d'une autorité construite, raisonnable : thème de la LEGITIMITE
Existence de conditions nécessaires, de limites acceptées, de clauses du contrat: fixent et restreignent.
Les termes sont maintenant laudatifs en gradation : usage ( =(continuité), utile (+ société), avantageux(+ république)
Troisième partie : de l'utilité de Dieu !
Problème à examiner : véritable foi ou utilisation argumentative ?
Le CAR indique qu'il s'agit d'un argument fort utile, qui peut aussi servir de protection contre la censure.
Diderot UTILISE en fait deux visages de Dieu , un Dieu antique biblique qui possède un pouvoir absolu sur la créature, jaloux de tout autre autorité, vengeur de ceux qui se livrent à l'idolâtrie.
condamnation donc de la théorie du droit divin :
Dieu ne pourrait supporter l'existence d'un délégué, d'un maître absolu sur terre, que les hommes vénéreraient
un Dieu fort utile, celui d'un philosophe, plein de générosité (?), qui est plutôt un ETRE RAISONNABLE
Fausse antithèse (les deux membres ont en fait le même sens) entre : par raison et avec mesure = non pas aveuglément et sans réserve
L'intérêt de cet argument qui peut paraître artificiel :
Nul monarque ne peut se considérer comme dépositaire de l'autorité divine.
Le monarque est ravalé au rang de simple "un autre homme" "l'un d'eux"
L'idolâtrie est en fait un retour à la première autorité, celle du plus fort
Artifice suprême : cette argumentation est prêtée à Dieu en personne.
Quatrième partie : le CONTRAT
"d'ailleurs" prolonge le développement, introduit la notion FONDAMENTALE et REVOLUTIONNAIRE de SOUVERAINETE DU PEUPLE.
L'autorité appartient au peuple et cette possession est inaliénable.
Tout le § utilise la METAPHORE FILEE DU CONTRAT NOTARIAL assimilant l'exercice du pouvoir à un bien matériel et usant de très nombreux termes juridiques.
Antithèse révolutionnaire entre :
le bien collectif et éternel
l'exercice personnel, éphémère,(simple délégation momentanée)
Aboutissement de la réflexion : (RETOURNEMENT)
Ce qui était conçu comme une concession exclusive et arbitraire de Dieu (c'est-à-dire la monarchie) devient en fait une manifestation d'un pouvoir démocratique qui peut être remis en question puisque la souveraineté appartient â la nation en corps, à l'ensemble des citoyens.
La monarchie n'est donc qu'une manifestation historique, elle n'est pas le seul pouvoir possible.
Conclusion
Texte d'une grande audace. Diderot désacralise la monarchie, préfigure dans cet article sa disparition.
Aussi comprend-on mieux que dès 1752, les directeurs de l'Encyclopédie soient en butte aux poursuites du collège des Censeurs royaux.
Avant la Révolution Française, Jefferson, dans la Déclaration d'Indépendance des E-U (1776) mettra en pratique les grandes idées de Diderot.
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