Analyse de l’excipit de Thérèse Raquin de Zola

Analyse de l’excipit de Thérèse Raquin de Zola

Texte

Avant de coucher madame Raquin, ils avaient l’habitude de mettre en ordre la salle à manger, de préparer un verre d’eau sucrée pour la nuit, d’aller et de venir ainsi autour de la paralytique, jusqu’à ce que tout fût prêt.

Lorsqu’ils furent remontés, ce soir-là, ils s’assirent un instant, les yeux vagues, les lèvres pâles. Au bout d’un silence : 

- Eh bien ! Nous ne nous couchons pas ? demanda Laurent qui semblait sortir en sursaut d’un rêve.

 - Si, si, nous nous couchons, répondit Thérèse en frissonnant, comme si elle avait eu grand froid. Elle se leva et prit la carafe. 

- Laisse, s’écria son mari d’une voix qu’il s’efforçait de rendre naturelle, je préparerai le verre d’eau sucrée... Occupe-toi de ta tante. Il enleva la carafe des mains de sa femme et remplit un verre d’eau. Puis, se tournant à demi, il y vida le petit flacon de grès, en y mettant un morceau de sucre. 

Pendant ce temps, Thérèse s’était accroupie devant le buffet ; elle avait pris le couteau de cuisine et cherchait à le glisser dans une des grandes poches qui pendaient à sa ceinture. À ce moment, cette sensation étrange qui prévient de l’approche d’un danger fit tourner la tête aux époux, d’un mouvement instinctif. Ils se regardèrent. Thérèse vit le flacon dans les mains de Laurent, et Laurent aperçut l’éclair blanc du couteau qui luisait entre les plis de la jupe de Thérèse. Ils s’examinèrent ainsi pendant quelques secondes, muets et froids, le mari près de la table, la femme pliée devant le buffet. Ils comprenaient. Chacun d’eux resta glacé en retrouvant sa propre pensée chez son complice. En lisant mutuellement leur secret dessein sur leur visage bouleversé, ils se firent pitié et horreur. Madame Raquin, sentant que le dénouement était proche, les regardait avec des yeux fixes et aigus. Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en sanglots. Une crise suprême les brisa, les jeta dans les bras l’un de l’autre, faibles comme des enfants. Il leur sembla que quelque chose de doux et d’attendri s’éveillait dans leur poitrine. Ils pleurèrent, sans parler, songeant à la vie de boue qu’ils avaient menée et qu’ils mèneraient encore, s’ils étaient assez lâches pour vivre. Alors, au souvenir du passé, ils se sentirent tellement las et écœurés d’eux-mêmes, qu’ils éprouvèrent un besoin immense de repos, de néant. Ils échangèrent un dernier regard, un regard de remerciement, en face du couteau et du verre de poison. Thérèse prit le verre, le vida à moitié et le tendit à Laurent qui l’acheva d’un trait. Ce fut un éclair. Ils tombèrent l’un sur l’autre, foudroyés, trouvant enfin une consolation dans la mort. La bouche de la jeune femme alla heurter, sur le cou de son mari, la cicatrice qu’avaient laissée les dents de Camille. Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau de la salle à manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs jaunâtres par les clartés de la lampe que l’abat-jour jetait sur eux. Et, pendant près de douze heures, jusqu’au lendemain vers midi, madame Raquin, froide et muette, les contempla à ses pieds, ne pouvant se rassasier les yeux, les écrasant de regards lourds. 

Commentaire composé

I) Du projet de meurtre au suicide conjoint : la trajectoire finale du couple

 

Laurent et Thérèse ont pour habitude de boire une eau sucrée et de ranger la maison avant de se coucher. Cette nuit-là en revanche, ils s’assoient en silence, se préparant à s’assassiner l’un et l’autre. Laurent remarque cette différence et s’interroge “- Eh bien ! Nous ne nous couchons pas ? demanda Laurent qui semblait sortir en sursaut d’un rêve.”

Le point de vue utilisé dans ce passage est celui de Madame Raquin, la tante muette et paralytique de Thérèse, qui est le témoin muet et impuissant des actions du couple : “Madame Raquin, sentant que le dénouement était proche, les regardait avec des yeux fixes et aigus.” Cela nous permet d’apprendre qu’il est impossible de dissimuler complètement un crime et que quelqu’un finira toujours par savoir parce que le sentiment de culpabilité des meurtriers les pousse à changer leur comportement et se lit sur leurs visages. 

Thérèse et Laurent forment un couple fusionnel. Ils ne peuvent se séparer l’un de l’autre et lisent dans les pensées de l’autre : “Ils comprenaient. Chacun d’eux resta glacé en retrouvant sa propre pensée chez son complice. En lisant mutuellement leur secret dessein sur leur visage bouleversé, ils se firent pitié et horreur”.

Les deux époux éprouvent tout d’abord de la haine l’un envers l’autre car ils en viennent à essayer de s’entretuer (“Ils comprenaient. Chacun d’eux resta glacé en retrouvant sa propre pensée chez son complice”), cependant ils finissent par se prendre en pitié parce que leur amour n’est pas mort, il est seulement étouffé par la culpabilité : “En lisant mutuellement leur secret dessein sur leur visage bouleversé, ils se firent pitié et horreur.”

Les deux époux perdent de leur monstruosité lorsqu’ils renoncent au meurtre et sont pris de compassion l’un pour l’autre. Ils s'apprêtaient à s'assassiner sans un mot mais ils renoncent et en viennent aux larmes “Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en sanglots. Une crise suprême les brisa, les jeta dans les bras l’un de l’autre, faibles comme des enfants”.

Le double suicide fait office de mariage dans cet extrait car dans la mort ils s’unissent pour la première fois après des annees de haine l’un envers l’autre. Leurs corps tombent l’un sur l’autre comme dans une parodie de Roméo et Juliette.

Laurent et Thérèse possèdent des instincts animaux car ils sont prêts à s'entretuer afin d’assouvir leur haine viscérale de l’autre, ce qui correspond à une vision naturaliste de l’homme. 

La métaphore du coup de foudre est reprise au moment de la mort des deux époux : “Ce fut un éclair. Ils tombèrent l’un sur l’autre, foudroyés, trouvant enfin une consolation dans la mort”. Cette image symbolise la rapidité de leur mort, mais fait aussi référence au coup de foudre originel qu’ils ont eu l’un pour l’autre et qui est à l'origine de leur destin tragique.

Le double suicide est relié au meurtre commis par le biais d’éléments qui renvoient aux caractéristiques du cadavre de Camille: “la cicatrice qu’avaient laissée les dents de Camille”, “tordus, vautrés, éclairés de lueurs jaunâtres”...

 

II) Une scène théâtralisée

 

Madame Raquin prend un rôle de juge dans ce passage, on peut même voir en elle une incarnation du jugement dernier : “Madame Raquin, sentant que le dénouement était proche, les regardait avec des yeux fixes et aigus.”

Zola met en place une ambiance inquiétante dès les premiers en utilisant les champs lexicaux du froid, de la pâleur et du silence qui évoquent la mort :”Lorsqu’ils furent remontés, ce soir-là, ils s’assirent un instant, les yeux vagues, les lèvres pâles. Au bout d’un silence.

Avant le décès des époux, le temps est comme figé dans un espèce de malaise précédant l’action, puis il accélère rapidement lorsqu’ils se mettent à boire le poison (“Ce fut un éclair”) . Finalement, le temps se fige encore après leur mort alors que Madame Raquin, paralysée, regarde leurs cadavres pendant onze heures : “Et, pendant près de douze heures, jusqu’au lendemain vers midi, madame Raquin, froide et muette, les contempla à ses pieds, ne pouvant se rassasier les yeux, les écrasant de regards lourds.”

Les jeux de regards entre les deux époux et madame Raquin symbolisent la tension entre les personnages. Ils montrent que les trois colocataires se comprennent sans parler parce que cela fait trop longtemps qu’ils sont enfermés ensemble. Et de plus, après l’aveu du meurtre fait à madame Raquin à la fois pour soulager leur conscience et torturer la pauvre vieille, il n’y a plus rien à dire. Madame Raquin, paralysée et muette, emportera leur secret dans sa tombe.


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