Analyse de Thérèse Raquin de Zola, chapitre 11, Le meurtre de Camille

Analyse de Thérèse Raquin de Zola, chapitre 11, Le meurtre de Camille

Texte

Le crépuscule venait. De grandes ombres tombaient des arbres, et les eaux étaient noires sur les bords. Au milieu de la rivière, il y avait de larges traînées d’argent pâle. La barque fut bientôt en pleine Seine. Là, tous les bruits des quais s’adoucissaient ; les chants, les cris arrivaient, vagues et mélancoliques, avec des langueurs tristes. On ne sentait plus l’odeur de friture et de poussière. Des fraîcheurs traînaient. Il faisait froid. 

Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot au fil du courant.

En face, se dressait le grand massif rougeâtre des îles. Les deux rives, d’un brun sombre taché de gris, étaient comme deux larges bandes qui allaient se rejoindre à l’horizon. L’eau et le ciel semblaient coupés dans la même étoffe blanchâtre. Rien n’est plus douloureusement calme qu’un crépuscule d’automne. Les rayons pâlissent dans l’air frissonnant, les arbres vieillis jettent leurs feuilles. La campagne, brûlée par les rayons ardents de l’été, sent la mort venir avec les premiers vents froids. Et il y a, dans les cieux, des souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de haut, apportant des linceuls dans son ombre.

Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la barque qui coulait avec l’eau, ils regardaient les dernières lueurs quitter les hautes branches. Ils approchaient des îles. Les grandes masses rougeâtres devenaient sombres ; tout le paysage se simplifiait dans le crépuscule ; la Seine, le ciel, les îles, les coteaux n’étaient plus que des taches brunes et grises qui s’effaçaient au milieu d’un brouillard laiteux.

Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre, la tête au-dessus de l’eau, trempa ses mains dans la rivière.

— Fichtre ! que c’est froid ! s’écria-t-il. Il ne ferait pas bon de piquer une tête dans ce bouillon-là.

Laurent ne répondit pas. Depuis un instant il regardait les deux rives avec inquiétude ; il avançait ses grosses mains sur ses genoux, en serrant les lèvres. Thérèse, roide, immobile, la tête un peu renversée, attendait.

La barque allait s’engager dans un petit bras, sombre et étroit, s’enfonçant entre deux îles. On entendait, derrière l’une des îles, les chants adoucis d’une équipe de canotiers qui devaient remonter la Seine. Au loin, en amont, la rivière était libre.

Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps. Le commis éclata de rire.

— Ah ! non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces plaisanteries-là… Voyons, finis : tu vas me faire tomber.

Laurent serra plus fort, donna une secousse. Camille se tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui le serrait à la gorge. Avec l’instinct d’une bête qui se défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant au bord de la barque. Il lutta ainsi pendant quelques secondes.

— Thérèse ! Thérèse ! appela-t-il d’une voix étouffée et sifflante.

La jeune femme regardait, se tenant des deux mains à un banc du canot qui craquait et dansait sur la rivière. Elle ne pouvait fermer les yeux ; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le spectacle horrible de la lutte. Elle était rigide, muette. 

— Thérèse ! Thérèse ! appela de nouveau le malheureux qui râlait.

À ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses nerfs se détendaient. La crise qu’elle redoutait la jeta toute frémissante au fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.

Laurent secouait toujours Camille, en le serrant d’une main à la gorge. Il finit par l’arracher de la barque à l’aide de son autre main. Il le tenait en l’air, ainsi qu’un enfant, au bout de ses bras vigoureux. Comme il penchait la tête, découvrant le cou, sa victime, folle de rage et d’épouvante, se tordit, avança les dents et les enfonça dans ce cou. Et lorsque le meurtrier, retenant un cri de souffrance, lança brusquement le commis à la rivière, les dents de celui-ci lui emportèrent un morceau de chair.

Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux ou trois fois sur l’eau, jetant des cris de plus en plus sourds.

Laurent ne perdit pas une seconde. Il releva le collet de son paletot pour cacher sa blessure. Puis, il saisit entre ses bras Thérèse évanouie, fit chavirer le canot d’un coup de pied, et se laissa tomber dans la Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l’eau, appelant au secours d’une voix lamentable.

Commentaire composé

I) Une scène dramatisée

 

La description initiale est une prolepse du meurtre. Le crépuscule représente la fin des vies des trois passagers de la barque. Camille est sur le point de se faire assassiner tandis que Laurent et Thérèse s'apprêtent à devenir des meurtriers donc leur vie ne sera plus jamais la même. 

Le coucher du soleil teint le paysage de couleurs qui représentent symboliquement la mort , telles que le rouge du sang et le noir des ténèbres, ce qui présage la mort imminente de Camille : “De grandes ombres tombaient des arbres, et les eaux étaient noires sur les bords”, “Les grandes masses rougeâtres devenaient sombres ; tout le paysage se simplifiait dans le crépuscule”, “Et il y a, dans les cieux, des souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de haut, apportant des linceuls dans son ombre.” 

Alors que la barque s’éloigne de Paris pour se diriger vers l’endroit du meurtre, tous les bruits et odeurs de la ville se meurent, ce qui symbolise Camille quittant le domaine des vivants pour rentrer dans celui de la mort (« Là, tous les bruits des quais s’adoucissaient ; les chants, les cris arrivaient, vagues et mélancoliques, avec des langueurs tristes. On ne sentait plus l’odeur de friture et de poussière »). Le froid est aussi utilisé pour symboliser la mort “Des fraîcheurs traînaient. Il faisait froid.”, “Les rayons pâlissent dans l’air frissonnant”... La phrase “Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre, la tête au-dessus de l’eau, trempa ses mains dans la rivière. — Fichtre ! que c’est froid ! s’écria-t-il. Il ne ferait pas bon de piquer une tête dans ce bouillon-là.” Camille rejette le froid de son environnement ce qui laisse entendre qu’il n’est pas prêt à mourir et ne veut pas se mêler à ce paysage de mort. 

Cette scène est presque surnaturelle car la barque quittant la ville est comme  peu à peu entourée par tous les démons et fantômes de la mort qui viennent chercher Camille. On remarque une synesthésie puisque tous les sens sont convoqués par l’apparition de la mort: les odeurs et les bruits s’effacent, les couleurs s’assombrissent, la température chute… Cette synesthésie donne l’impression que la mort entoure et s’empare graduellement de Camille. Ainsi, bien que nous soyons dans un roman naturaliste, ce récit glisse vers le fantastique. 

Ce récit comprend deux mouvements. D’abord une description de l'environnement qui met en place un cadre angoissant et qui annonce le meurtre de Camille. Ensuite, il y a un deuxième mouvement dans lequel se déroule l’action. Le calme et la tranquillité de l'environnement contrastent avec le conflit violent dans la barque entre Laurent et Camille : “Au loin, en amont, la rivière était libre. Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps. [...] Laurent serra plus fort, donna une secousse. Camille se tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui le serrait à la gorge.”

Il y a un contraste entre les expressions et comportements de Camille et ceux de Laurent et de Thérèse. Les deux amants sont extrêmement tendus, calmes, et silencieux car bien qu’ils soient déterminés à assassiner Camille, ils ne sont pas sereins et appréhendent le moment. Pendant ce temps, Camille s’amuse innocemment et dit des banalités pour détendre l'atmosphère. 

 

II) Une scène d’horreur

 

Le narrateur crée un effet d’horreur en montrant la réalité de la violence du meurtre. Cette scène de crime est caractéristique du naturalisme car elle montre avec précision les détails horribles de l’agonie suppliante et de l'épouvante de Camille : “Camille se tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante vague le saisit.” Tous les sentiments et instincts de Camille sont décrits lors de cette scène sordide. 

Les réactions de chaque personnage lors du combat reflètent leurs tempéraments. Laurent représente la brute qui utilise sa force à des fins criminelles : “il avançait ses grosses mains sur ses genoux”, “Il le tenait en l’air, ainsi qu’un enfant, au bout de ses bras vigoureux”. Camille incarne la faiblesse physique et morale parce qu’il ne perçoit pas les vraies intentions de ses amis et ne peut pas lutter contre eux. Finalement, Thérèse représente la femme hystérique qui fait des crises de nerfs : “Thérèse éclata en sanglots. Ses nerfs se détendaient. La crise qu’elle redoutait la jeta toute frémissante au fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.”


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