Analyse de Thérèse Raquin de Zola, chapitre 7, le monologue de Thérèse

Analyse de Thérèse Raquin de Zola, chapitre 7, le monologue de Thérèse

Texte

Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle se traînait sur sa poitrine, et, d’une voix encore haletante :

— Oh ! si tu savais, disait-elle, combien j’ai souffert ! J’ai été élevée dans l’humidité tiède de la chambre d’un malade. Je couchais avec Camille ; la nuit, je m’éloignais de lui, écœurée par l’odeur fade qui sortait de son corps. Il était méchant et entêté ; il ne voulait pas prendre les médicaments que je refusais de partager avec lui ; pour plaire à ma tante, je devais boire de toutes les drogues. Je ne sais comment je ne suis pas morte… Ils m’ont rendue laide, mon pauvre ami, ils m’ont volé tout ce que j’avais, et tu ne peux m’aimer comme je t’aime.

Elle pleurait, elle embrassait Laurent, elle continuait avec une haine sourde :

— Je ne leur souhaite pas de mal. Ils m’ont élevée, ils m’ont recueillie et défendue contre la misère… Mais j’aurais préféré l’abandon à leur hospitalité. J’avais des besoins cuisants de grand air ; toute petite, je rêvais de courir les chemins, les pieds nus dans la poussière, demandant l’aumône, vivant en bohémienne. On m’a dit que ma mère était fille d’un chef de tribu, en Afrique ; j’ai souvent songé à elle, j’ai compris que je lui appartenais par le sang et les instincts, j’aurais voulu ne la quitter jamais et traverser les sables, pendue à son dos… Ah ! quelle jeunesse ! J’ai encore des dégoûts et des révoltes, lorsque je me rappelle les longues journées que j’ai passées dans la chambre où râlait Camille. J’étais accroupie devant le feu, regardant stupidement bouillir les tisanes, sentant mes membres se roidir. Et je ne pouvais bouger, ma tante grondait quand je faisais du bruit… Plus tard, j’ai goûté des joies profondes, dans la petite maison du bord de l’eau ; mais j’étais déjà abêtie, je savais à peine marcher, je tombais lorsque je courais. Puis on m’a enterrée toute vive dans cette ignoble boutique.

Thérèse respirait fortement, elle serrait son amant à pleins bras, elle se vengeait, et ses narines minces et souples avaient de petits battements nerveux.

— Tu ne saurais croire, reprenait-elle, combien ils m’ont rendue mauvaise. Ils ont fait de moi une hypocrite et une menteuse… Ils m’ont étouffée dans leur douceur bourgeoise, et je ne m’explique pas comment il y a encore du sang dans mes veines… J’ai baissé les yeux, j’ai eu comme eux un visage morne et imbécile, j’ai mené leur vie morte. Quand tu m’as vue, n’est-ce pas ? j’avais l’air d’une bête. J’étais grave, écrasée, abrutie. Je n’espérais plus en rien, je songeais à me jeter un jour dans la Seine… Mais, avant cet affaissement, que de nuits de colère ! Là-bas, à Vernon, dans ma chambre froide, je mordais mon oreiller pour étouffer mes cris, je me battais, je me traitais de lâche. Mon sang me brûlait et je me serais déchiré le corps. À deux reprises, j’ai voulu fuir, aller devant moi, au soleil ; le courage m’a manqué, ils avaient fait de moi une brute docile avec leur bienveillance molle et leur tendresse écœurante. Alors j’ai menti, j’ai menti toujours. Je suis restée là toute douce, toute silencieuse, rêvant de frapper et de mordre.

La jeune femme s’arrêtait, essuyant ses lèvres humides sur le cou de Laurent. Elle ajoutait, après un silence :

— Je ne sais plus pourquoi j’ai consenti à épouser Camille. Je n’ai pas protesté, par une sorte d’insouciance dédaigneuse. Cet enfant me faisait pitié. Lorsque je jouais avec lui, je sentais mes doigts s’enfoncer dans ses membres comme dans de l’argile. Je l’ai pris, parce que ma tante me l’offrait et que je comptais ne jamais me gêner pour lui… Et j’ai retrouvé dans mon mari le petit garçon souffrant avec lequel j’avais déjà couché à six ans. Il était aussi frêle, aussi plaintif, et il avait toujours cette odeur fade d’enfant malade qui me répugnait tant jadis… Je te dis tout cela pour que tu ne sois pas jaloux… Une sorte de dégoût me montait à la gorge ; je me rappelais les drogues que j’avais bues, et je m’écartais, et je passais des nuits terribles… Mais toi, toi…

Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les doigts pris dans les mains épaisses de Laurent, regardant ses larges épaules, son cou énorme…

Commentaire composé

I) Un monologue à l'intérieur d’un roman

 

L’imparfait est utilisé pour les passages narratifs parce que c’est le temps du récit par excellence et qu’il sert à décrire les actions du passé qui ont encore une prise sur le présent ou qui sont répétitives (imparfait itératif) : “pour plaire à ma tante, je devais boire de toutes les drogues”.

Ces passages narratifs pourraient correspondre à la double énonciation au théâtre puisqu’ils servent à la fois à informer le personnage de Laurent mais surtout ils sont pour le lecteur une justification du meurtre à venir.

Ce passage ressemble à un monologue car il est au discours direct : “Je te dis tout cela pour que tu ne sois pas jaloux…” Le narrateur donne la parole au personnage de Thérèse tandis que le personnage de Laurent reste silencieux et qu’il n’est décrit qu’à travers les yeux de Thérèse (focalisation interne) : “Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les doigts pris dans les mains épaisses de Laurent, regardant ses larges épaules, son cou énorme…”

 

II) Le rejet du mariage

 

Les champs lexicaux utilisés par le narrateur pour décrire Camille,le mari de Thérèse, sont ceux de la maladie et de la faiblesse : "frêle”, “plaintif”, “odeur fade”. Ils dévalorisent l’image du mari car ils le décrivent comme faible et non viril. Auprès de lui, Thérèse joue plus le rôle d’une infirmière que celui d’une jeune mariée.

Après s'être mariée, Thérèse éprouve d’abord de la pitié et du dédain envers son mari à cause de sa faiblesse et de la maladie. Elle est prise d’un violent dégoût envers son mari à cause de son odeur et de ses drogues. Finalement, la colère et la haine prennent le dessus lorsque sa tante la force à prendre les mêmes médicaments que son mari alors qu’elle est en bonne santé et que ça pourrait mettre sa vie en danger.

La sensualité de Thérèse est accentuée par ses origines africaines : “On m’a dit que ma mère était fille d’un chef de tribu, en Afrique ; j’ai souvent songé à elle, j’ai compris que je lui appartenais par le sang et les instincts”. Elle était née pour être une femme fatale, pas pour être l’épouse d’un homme fragile.

 

III) La perte de l’identité, une héroïne tragique

 

Thérèse exprime sa souffrance par des phrases exclamatives. De plus, les points de suspension montrent qu’elle est submergée par l’émotion au point de ne plus trouver ses mots : “Mais toi, toi…”

Thérèse se présente comme la victime de l’histoire car elle a été privée de sa jeunesse, de sa beauté, de sa liberté et de sa sensualité : “Ils m’ont rendue laide, mon pauvre ami, ils m’ont volé tout ce que j’avais”. Cela relève du tragique car elle impuissante devant son sort et forcée d’accepter son destin.

La vie qu’on lui a imposée lui semble contraire à sa nature sensuelle et sauvage puisqu’elle est enfermée dans la mercerie sordide de sa belle-mère ou dans le triste appartement au côté d’un mari chétif qui ne peut satisfaire ni ses désirs ni ses besoins : “Mon sang me brûlait et je me serais déchiré le corps.”

La personnalité de Thérèse s’est métamorphosée à cause du traitement que lui imposent sa tante et son mari, ils la nourissent de médicaments et la forcent à vivre enfermée aussi bien physiquement que moralement. Elle est terriblement malheureuse mais impuissante et sa famille ne s’en rend pas compte : “Alors j’ai menti, j’ai menti toujours. Je suis restée là toute douce, toute silencieuse, rêvant de frapper et de mordre.” 

Le champ lexical de la mort est déjà présent dans cet extrait car Thérèse, pour sauver sa propre vie, semble ne pas avoir d’autre choix que celui d’assassiner Camille : “je ne m’explique pas comment il y a encore du sang dans mes veines… J’ai baissé les yeux, j’ai eu comme eux un visage morne et imbécile, j’ai mené leur vie morte.”


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