Commentaire composé de Zola, Pot-Bouille, l'accouchement d'Adèle
Texte
Même lorsque son ventre la laissait un peu respirer, elle souffrait là, sans arrêt, d’une souffrance fixe et têtue. Et, pour se soulager, elle s’était empoigné les fesses à pleines mains, elle se les soutenait, pendant qu’elle continuait à marcher en se dandinant, les jambes nues, couvertes jusqu’aux genoux de ses gros bas. Non, il n’y avait pas de bon Dieu ! Sa dévotion se révoltait, sa résignation de bête de somme qui lui avait fait accepter sa grossesse comme une corvée de plus, finissait par lui échapper. Ce n’était donc pas assez de ne jamais manger à sa faim, d’être le souillon sale et gauche, sur lequel la maison entière tapait : il fallait que les maîtres lui fissent un enfant ! Ah ! les salauds ! Elle n’aurait pu dire seulement si c’était du jeune ou du vieux, car le vieux l’avait encore assommée, après le mardi gras. L’un et l’autre, d’ailleurs, s’en fichaient pas mal, maintenant qu’ils avaient eu le plaisir et qu’elle avait la peine ! Elle devrait aller accoucher sur leur paillasson, pour voir leur tête. Mais sa terreur la reprenait : on la jetterait en prison, il valait mieux tout avaler.(...)
Adèle perd les eaux.
Et elle était à peine recouchée, que le travail d’expulsion commença.
Alors, pendant près d’une heure et demie, se déclarèrent des douleurs dont la violence augmentait sans cesse.(...) et des crampes atroces l’étreignaient à chaque reprise du travail, les grandes douleurs la bouclaient d’une ceinture de fer. Enfin, les os crièrent, tout lui parut se casser, elle eut la sensation épouvantée que son derrière et son devant éclataient, n’étaient plus qu’un trou par lequel coulait sa vie ; et l’enfant roula sur le lit, entre ses cuisses, au milieu d’une mare d’excréments et de glaires sanguinolentes.
Elle avait poussé un grand cri, le cri furieux et triomphant des mères. Aussitôt, on remua dans les chambres voisines, des voix empâtées de sommeil disaient : « Eh bien ! quoi donc ? on assassine !… Y en a une qu’on prend de force !… Rêvez donc pas tout haut ! » Inquiète, elle avait repris le drap entre les dents, elle serrait les jambes et ramenait la couverture en tas sur l’enfant, qui lâchait des miaulements de petit chat. Mais elle entendit Julie ronfler de nouveau, après s’être retournée ; pendant que Lisa, rendormie, ne sifflait même plus.(...)
La bonne réussit à couper elle-même le cordon et à expulser le placenta.
Après s’être habillée, elle enveloppa l’enfant de vieux linge, puis le plia dans deux journaux. Il ne disait rien, son petit cœur battait pourtant. Comme elle avait oublié de regarder si c’était un garçon ou une fille, elle déplia les papiers. C’était une fille. Encore une malheureuse ! de la viande à cocher ou à valet de chambre, comme cette Louise, trouvée sous une porte ! Pas une bonne ne remuait encore, et elle put sortir, se faire tirer en bas le cordon par M. Gourd endormi, aller poser son paquet dans le passage Choiseul dont on ouvrait les grilles, puis remonter tranquillement. Elle n’avait rencontré personne. Enfin, une fois dans sa vie, la chance était pour elle !
Tout de suite, elle arrangea la chambre. Elle roula la toile cirée sous le lit, alla vider le pot, revint donner un coup d’éponge par terre. Et, exténuée, d’une blancheur de cire, le sang coulant toujours entre ses cuisses, elle se recoucha, après s’être tamponnée avec une serviette. Ce fut ainsi que madame Josserand la trouva, lorsqu’elle se décida à monter vers neuf heures, très surprise de ne pas la voir descendre. La bonne s’étant plainte d’une diarrhée affreuse qui l’avait épuisée toute la nuit, madame s’écria :
— Pardi ! vous aurez encore trop mangé ! Vous ne songez qu’à vous emplir.
EMILE ZOLA, Pot-Bouille(1882)
Commentaire composé
Durant le XIXe siècle, Emile Zola était le chef de file du mouvement littéraire du naturalisme qui tend à démontrer que l'individu est représenté par son milieu social et son hérédité. Il a écrit les Rougons-Macquart, un ensemble de 20 romans.
Cet extrait de Pot – Bouille écrit par Emile Zola en 1882, nous transporte dans un grand immeuble situé dans la rue de Choiseul à Paris. On y découvre une bonne, Adèle, qui cache sa grossesse à son entourage.
Il serait intéressant de se demander en quoi cet extrait propose une scène à la fois réaliste et dénonciatrice.
Tout d’abord, nous montrerons en quoi cet extrait est caractéristique du mouvement littéraire du naturalisme. Ensuite, nous analyserons comment E.Zola fait une critique sociale.
I) Un roman naturaliste.
a) Les détails réalistes et la structure narrative (les étapes de l’accouchement)
Nous voyons que le narrateur, suit les étapes de l’accouchement dans sa description. D’abord, elle sent sent que le moment est proche (“elle continuait à marcher en se dandinant”). Ensuite “Adèle perd les eaux.” Puis “elle était à peine recouchée, que le travail d’expulsion commença.” Zola respecte fidèlement le déroulement avec une précision presque médicale : “Alors pendant près d’une heure et demie, se déclarèrent des douleurs dont la violence augmentait sans cesse”. Enfin elle est délivrée (“et l’enfant roula sur le lit, entre ses cuisses” “La bonne réussit à couper elle-même le cordon et à expulser le placenta.”) et pense immédiatement à se débarrasser de l’enfant : “Après s’être habillée, elle enveloppa l’enfant de vieux linge, puis le plia dans deux journaux. Il ne disait rien, son petit cœur battait pourtant.”
b) La description réaliste de l’accouchement (il ne cache pas les détails horribles)
Le personnage d’Adèle, vit un moment douloureux, seule, sans aucun soutien, dans ce moment difficile : « elle cache son secret à tout le monde ». On comprend dans ce passage de Pot-Bouille pourquoi les détracteurs de Zola (notamment Jules et Edmond de Goncourt) ont pu qualifier son oeuvre de “littérature ordurière”.
Le narrateur utilise le registre familier (“elle s’était empoigné les fesses à pleines mains”) et même trivial : “elle eut la sensation épouvantée que son derrière et son devant éclataient, n’étaient plus qu’un trou par lequel coulait sa vie”, “au milieu d’une mare d’excréments et de glaires sanguinolentes”, “diarrhée”. Il n’hésite pas à parler crument des organes “La bonne réussit à couper elle-même le cordon et à expulser le placenta” et du sang (“le sang coulant toujours entre ses cuisses”).
c) L’implication du narrateur (discours indirect libre)
Dans cet extrait, le discours indirect libre montre l’implication du narrateur face à la situation qu’il décrit : “Non, il n’y avait pas de bon Dieu ! Sa dévotion se révoltait, sa résignation de bête de somme qui lui avait fait accepter sa grossesse comme une corvée de plus, finissait par lui échapper.”
Les points d'exclamation indiquent la colère du personnage mais aussi celle du narrateur : “il fallait que les maîtres lui fissent un enfant ! Ah ! les salauds !”
L’antiphrase : “Elle n’avait rencontré personne. Enfin, une fois dans sa vie, la chance était pour elle !” attire l’attention du lecteur sur les conditions de vie déplorables des domestiques.
II) La critique sociale
le développement se poursuit avec :
a) L'inégalité sociale
Dans cet extrait, le narrateur dénonce l’inégalité sociale entre les femmes puisque la domestique ne mange pas à sa faim et est maltraitée (“Ce n’était donc pas assez de ne jamais manger à sa faim, d’être le souillon sale et gauche, sur lequel la maison entière tapait”) tandis que sa maîtresse lui reproche de trop manger et par conséquent de lui coûter trop cher : “Pardi ! vous aurez encore trop mangé ! Vous ne songez qu’à vous emplir.”
Au XIXème siècle, les femmes étaient considérées comme des objets, elle n’avait pas la droit de donner leurs avis ou de s’opposer : “Elle n’aurait pu dire seulement si c’était du jeune ou du vieux, car le vieux l’avait encore assommée, après le mardi gras. L’un et l’autre, d’ailleurs, s’en fichaient pas mal, maintenant qu’ils avaient eu le plaisir et qu’elle avait la peine !” Le personnage d’Adèle était soumise à ses maîtres.
Adèle vit un moment de douleur seule, sans aucune présence pour la soutenir : “Elle avait poussé un grand cri, le cri furieux et triomphant des mères. Aussitôt, on remua dans les chambres voisines, des voix empâtées de sommeil disaient : « Eh bien ! quoi donc ? on assassine !… Y en a une qu’on prend de force !… Rêvez donc pas tout haut ! »
Les domestiques ne se préoccupent pas des violents cris de douleur poussés par le personnage d’Adèle.“Inquiète, elle avait repris le drap entre les dents, elle serrait les jambes et ramenait la couverture en tas sur l’enfant, qui lâchait des miaulements de petit chat. Mais elle entendit Julie ronfler de nouveau, après s’être retournée ; pendant que Lisa, rendormie, ne sifflait même plus”. Les autres domestiques comme les maîtres sont dans une totale indifférence.
b) La résignation de la bonne
Parce qu’elle est domestique, Adèle se doit de ne pas montrer de signe de sa grossesse et encore moins de son accouchement. Elle nettoie sans même prendre un instant de repos, pour effacer toutes les traces : “Elle roula la toile cirée sous le lit, alla vider le pot, revint donner un coup d’éponge par terre.”
Sa fille, à peine née est abandonnée car les domestiques n’ont pas le droit d’avoir des enfants, c’est même un motif de renvoi (“Elle devrait aller accoucher sur leur paillasson, pour voir leur tête. Mais sa terreur la reprenait : on la jetterait en prison, il valait mieux tout avaler.”) Si une domestique garde son enfant, elle est jetée à la rue et n’a plus d’autre recours pour survivre que la prostitution, ce qu’Adèle veut éviter en se précipitant pour la déposer devant un lieu très fréquenté : “Pas une bonne ne remuait encore, et elle put sortir, se faire tirer en bas le cordon par M. Gourd endormi, aller poser son paquet dans le passage Choiseul dont on ouvrait les grilles, puis remonter tranquillement.” Le personnage d’Adèle est contraint de se lever tôt. C’est pourquoi Madame Josserand observe qu’elle est en retard. Entre l’heure de son réveil habituel et 9 heures, il a dû se passer quelques heures : “Ce fut ainsi que madame Josserand la trouva, lorsqu’elle se décida à monter vers neuf heures, très surprise de ne pas la voir descendre.” Le personnage de Mme Josserand est caractéristique de sa classe sociale. Elle est autoritaire et dominatrice : “ Mme Josserand règne en tyran sur son mari, ses filles et ses domestiques”. Adèle doit donc inventer un mensonge pour cacher sa situation : “La bonne s’étant plainte d’une diarrhée affreuse qui l’avait épuisée toute la nuit”. Elle est constamment harcelée et humiliée par sa maîtresse qui lui rappelle qu'elle est grosse : “Adèle est simplement enceinte, mais elle cache son secret à tout le monde”
c) La place de la femme dans la société
Dans cet extrait de roman, Emile Zola dénonce les conditions de vie des femmes. La fille d’Adèle, à peine venue au monde, vit déjà dans des conditions insoutenables : “elle enveloppa l’enfant de vieux linge, puis le plia dans deux journaux. Il ne disait rien, son petit cœur battait pourtant”. Elle est déshumanisée, assimilée à un “paquet” dont il faut se débarrasser au plus vite. Dans la précipitation “elle avait oublié de regarder si c’était un garçon ou une fille” parce qu’elle ne veut surtout pas s’y attacher afin que l’abandon soit moins difficile. Mais la curiosité l’emporte et donne lieu à une déception : “C’était une fille. Encore une malheureuse ! de la viande à cocher ou à valet de chambre, comme cette Louise, trouvée sous une porte !”. Le personnage d’Adèle est pleinement conscient que les femmes n’ont aucun espoir de trouver le bonheur dans cette société misogyne du XIXème siècle. En effet, on y trouve deux sortes de femmes pour une vie toujours malheureuse : les domestiques violées par leurs maîtres et leurs collègues de travail, et les femmes mariées soumises à leurs maris infidèles.
Ainsi, dans cet extrait du roman naturaliste Pot-Bouille, Emile Zola décrit en détails l’accouchement d’une domestique afin de dénoncer les conditions déplorables dans lesquelles la bourgeoisie
maintenait la classe ouvrière. Cette lutte sociale que Zola a mené toute sa vie est également visible dans Germinal.
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