Commentaire composé sur Albert Cohen, Belle du Seigneur, La rencontre entre Ariane et Solal dans la chambre
Texte
Il lui sourit, et elle eut un tremblement, baissa les yeux.
Atroce, ce sourire sans dents. Atroces, ces mots d'amour hors de cette bouche vide. Il fit un pas en avant, et elle sentit le danger proche. Ne pas le contrarier, dire tout ce qu'il voudra, et qu'il parte, mon Dieu, qu'il parte.
- Devant toi, me voici, dit-il, me voici, un vieillard, mais de toi attendant le miracle. Me voici, faible et pauvre, blanc de barbe, et deux dents seulement, mais nul ne t'aimera et ne te connaîtra comme je t'aime et te connais, ne t'honorera d'un tel amour. Deux dents seulement, je te les offre avec mon amour, veux-tu de mon amour?
- Oui, dit-elle, et elle humecta ses lèvres sèches, essaya un sourire.
- Gloire à Dieu, dit-il, gloire en vérité, car voici celle qui rachète toutes les femmes, voici la première humaine!
Ridiculement, il plia le genou devant elle, puis il se leva et il alla vers elle et leur premier baiser, alla avec son noir sourire de vieillesse, les mains tendues vers celle qui rachetait toutes les femmes, la première humaine, qui soudain recula, recula avec un cri rauque, cri d'épouvante et de haine, heurta la table de chevet, saisit le verre vide, le lança contre la vieille face. Il porta la main à sa paupière, essuya le sang, considéra le sang sur sa main, et soudain il eut un rire, et il frappa du pied.
- Tourne-toi, idiote! dit-il.
Elle obéit, se tourna, resta immobile avec la peur de recevoir une balle dans la nuque, cependant qu'il ouvrait les rideaux, se penchait à la fenêtre, portait deux doigts à ses lèvres, sifflait. Puis il se débarrassa du vieux manteau et de la toque de fourrure, ôta la fausse barbe, détacha le sparadrap noir qui recouvrait les dents, ramassa la cravache derrière les rideaux.
- Retourne-toi, ordonna-t-il.
Dans le haut cavalier aux noirs cheveux désordonnés, au visage net et lisse, sombre diamant, elle reconnut celui que son mari lui avait, en chuchotant, montré de loin, à la réception brésilienne.
- Oui, Solal et du plus mauvais goût, sourit-il à belles dents.
Bottes ! montra-t-il, et de joie il cravacha sa botte droite. Et il y a un cheval qui m'attend dehors! Il y avait même deux chevaux! Le second était pour toi, idiote, et nous aurions chevauché à jamais l'un près de l'autre, jeunes et pleins de dents, j'en ai trente-deux, et impeccables, tu peux vérifier et les compter, ou même je t'aurais emportée en croupe, glorieusement vers le bonheur qui te manque! Mais je n'ai plus envie maintenant, et ton nez est soudain trop grand, et de plus il luit comme un phare, et c'est tant mieux, et je vais partir! Mais d'abord, femelle, écoute! Femelle, je te traiterai en femelle, et c'est bassement que je te séduirai, comme tu le mérites et comme tu le veux. À notre prochaine rencontre, et ce sera bientôt, en deux heures je te séduirai par les moyens qui leur plaisent à toutes, les sales, sales moyens, et tu tomberas en grand imbécile amour, et ainsi vengerai-je les vieux et les laids, et tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire, et tu partiras avec moi, extasiée et les yeux frits !
Albert Cohen, Belle du Seigneur
Commentaire composé
1- Un récit de rencontre paradoxal
a) Ariane est horrifiée, épouvantée
“Il lui sourit, et elle eut un tremblement, baissa les yeux.” : Ariane ne répond pas à Solal comme il s’y attendait. Elle a un comportement contraire à celui de Solal.
“Atroce, ce sourire sans dents. Atroces, ces mots d'amour hors de cette bouche vide”: L’adjectif “atroce” est mis en avant pour montrer le dégoût que ressent Ariane face à Solal.
“elle sentit le danger proche” : Ariane a réellement peur de Solal, elle ne se sent pas en sécurité. Cela ne devrait pas être le cas dans une scène de rencontre amoureuse.
“Ne pas le contrarier, dire tout ce qu'il voudra, et qu'il parte, mon Dieu, qu'il parte.” : Le discours indirect libre permet de mettre en évidence la peur que ressent Ariane.
“elle humecta ses lèvres sèches, essaya un sourire” : Ariane n’arrive pas à agir normalement puisqu’elle a peur.
b) Solal a un discours incohérent
“Tourne-toi, idiote! dit-il” : Solal tutoie et insulte Ariane et lui donne des ordres alors qu’il essaye de la séduire. Il a un comportement très étrange pour séduire une femme.
“Mais d'abord, femelle, écoute! Femelle, je te traiterai en femelle” : Solal après avoir traité Ariane comme une princesse, l’a traite comme une trainée.
2- La mise en scène
a) Le côté théâtral
“Me voici, faible et pauvre, blanc de barbe, et deux dents seulement, mais nul ne t'aimera et ne te connaîtra comme je t'aime et te connais, ne t'honorera d'un tel amour.” : Solal se moque d’Ariane puisqu’il s’est déguisé. Les paroles d’amour qu’il lui dit sont fausses, il joue avec elle.
“Puis il se débarrassa du vieux manteau et de la toque de fourrure, ôta la fausse barbe, détacha le sparadrap noir qui recouvrait les dents, ramassa la cravache derrière les rideaux.” : Solal révèle son identité après avoir tenté de la séduire. Il se moque encore d’elle.
“Oui, Solal et du plus mauvais goût, sourit-il à belles dents.” : Solal prend plaisir à jouer avec Ariane.
b) Le côté parodique
“Deux dents seulement, je te les offre avec mon amour, veux-tu de mon amour?”, “Ridiculement, il plia le genou devant elle” : Solal rend cette scène de rencontre parodique en faisant des actions absurdes. C’est une parodie d’une demande en mariage.
“Et il y a un cheval qui m'attend dehors! Il y avait même deux chevaux! Le second était pour toi, idiote, et nous aurions chevauché à jamais l'un près de l'autre” : Solal fait la parodie du conte.
“les mains tendues vers celle qui rachetait toutes les femmes, la première humaine” : Solal fait une parodie biblique.
3- Une rencontre ratée
a) Le point de vue d’Ariane
“soudain recula, recula avec un cri rauque, cri d'épouvante et de haine, heurta la table de chevet, saisit le verre vide, le lança contre la vieille face” : Ariane se croit agressée par un inconnu et essaye de se défendre alors qu’il voulait seulement la séduire d’une façon originale.
b) Le point de vue de Solal
“Mais je n'ai plus envie maintenant, et ton nez est soudain trop grand, et de plus il luit comme un phare, et c'est tant mieux, et je vais partir” : Solal est déçu par la réaction d’Ariane qui n’a pas su écouter ce qu’il voulait lui dire et est restée pétrifiée de peur en voyant son déguisement. Il décide alors de changer sa stratégie de séduction en la traitant comme il le fait avec toutes les autres femmes puisqu’elle n’est pas aussi exceptionnelle qu’il l’avait espéré.
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