Commentaire composé sur Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes - La rencontre avec Yvonne de Galais

Texte
La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se trouva dans le même yacht que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le pont, tenant d'une main son chapeau battu par le grand vent, et il put regarder à l'aise la jeune fille, qui s'était assise à l'abri. Elle aussi le regardait. Elle répondait à ses compagnes, souriait, puis posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un peu mordue.
Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le bateau filait avec un bruit calme de machine et d'eau. On eût pu se croire au cœur de l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque maison de campagne. La jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gémir... Mais soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette étrange fête.
On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, les passagers durent attendre un instant, serrés les uns contre les autres, qu'un des bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de l'étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la jeune fille ! Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié, un peu de poudre restée sur sa joue...
A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. Tandis que les enfants couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et s'éparpillaient à travers bois, Meaulnes s'avança dans une allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d'elle sans avoir eu le temps de réfléchir :
"Vous êtes belle", dit-il simplement.
Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale. D'autres promeneurs couraient, jouaient à travers les avenues, chacun errant à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il l'aperçut soudain venant à sa rencontre et forcée de passer près de lui dans l'étroit sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de les voir se briser.
Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas :
"Voulez-vous me pardonner ?
- Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les enfants, puisqu'ils sont les maîtres aujourd'hui. Adieu".
Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d'un ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle marcha plus lentement et l'écouta.
"Je ne sais même pas qui vous êtes", dit-elle enfin. Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin.
"Je ne sais pas non plus votre nom", répondit Meaulnes.
Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l'on voyait à quelque distance les invités se presser autour d'une maison isolée dans la pleine campagne.
"Voici la 'maison de Frantz'", dit la jeune fille ; il faut que je vous quitte..."
Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit :
"Mon nom ?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..."
Et elle s'échappa.
Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes - La rencontre avec Yvonne de Galais
Commentaire composé
1- Une scène de rencontre classique
“Elle aussi le regardait” : Les deux personnages se regardent mutuellement comme dans la plupart des scènes de rencontres.
“Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes” : traditionnellement les hommes tombent amoureux par le regard. “Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de l'étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la jeune fille !” : le mot “émoi” souligne la sensibilité à fleur de peau d’Augustin. De plus, l’eau représentée ici par l’étang symbolise les sentiments.
“Tandis que les enfants couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et s'éparpillaient à travers bois, Meaulnes s'avança dans une allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune fille.” : Même dans un chaos, Meaulnes ne voit qu’Yvonne. Il est comme magnétisé par elle.
“Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de les voir se briser” : Yvonne nous est décrite à travers le regard de Meaulnes.
2- Le discours indirect libre montre les désirs du personnage d’Augustin Meaulnes
“La jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gémir…” : Le discours indirect libre montre que Meaulnes imagine ce que Yvonne ferait, il évoque ses désirs. Il ne pense plus qu’à elle.
“Mais soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette étrange fête.” : On retrouve une certaine ironie de la part du narrateur puisque Augustin qui nageait en plein fantasme se fait ramener à la réalité par le vent qui refroidit ses ardeurs.
“Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes” : Avec l’expression “de tous ses yeux”, le narrateur ridiculise son personnage qui idéalise trop Yvonne et est présenté comme trop émotif.
“A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve.” : Meaulnes devient euphorique parce qu’il est complètement amoureux.
“Le jeune homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne reverrait plus cette gracieuse créature” : Meaulnes est malheureux à cause de la femme qui l’ignore. Il est présenté comme un adolescent qui manque de confiance en lui.
3- Une femme inaccessible et mystérieuse
“Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale” : Yvonne ne prend pas Meaulnes en compte, elle ne se laisse pas séduire.
“- Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les enfants, puisqu'ils sont les maîtres aujourd'hui. Adieu".” : Yvonne ne montre aucun intérêt envers Meaulnes. Elle lui répond seulement par politesse.
“Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d'un ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle marcha plus lentement et l'écouta.” : Yvonne reste avec Meaulnes parce qu’elle a pitié de lui.
“Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin.” : Yvonne reste neutre et insensible face à Meaulnes, elle est désintéressée.
“Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit :
"Mon nom ?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..."
Et elle s'échappa.” : Yvonne joue complètement avec Meaulnes. Elle lui donne un espoir et s’enfuit ensuite rapidement. C’est donc une femme plutôt cruelle qui n’a pas de compassion pour Augustin.
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Commentaire rédigé
I. L’évocation classique du coup de foudre
1. Un cadre bucolique propice au coup de foudre
Dans l’extrait appelle “La rencontre avec Yvonne de Galais” du livre autobiographique d’Alain Fournier “Le Grand Meaulnes”, plusieurs thèmes se dessinent dont celui d’un cadre bucolique, propice au coup de foudre. Cette rencontre est construite à la manière d’un tableau impressionniste puisque la scène est décrite par de petites touches disséminées. De plus, une description du genre romantique vient embellir ce thème, en effet, Alain Fournier utilise des termes tels que « Grand vent » afin d’exprimer la force des émotions, « étroit sentier » pour signifier la rencontre des amants, « Un grand silence régnait sur les berges » de manière à décrire la solennité de l’instant et enfin, « Chemin découvert » pour mettre en scène le fait que les amants se découvrent.
2. Un coup de foudre classique par les émotions et le regard
Un autre thème principal dérivé de cet extrait est qu’il s’agit d’un coup de foudre classique par les émotions et le regard. Ce thème est mis en oeuvre par l’action du regard. En effet, le regard ici exprime la réciprocité de l’amour avec le chiasme : “il put regarder … Elle aussi le regardait”, puis le parallélisme en début de texte, notamment lors du premier paragraphe. La structure du texte joue aussi un rôle important dans ce thème ainsi que le rythme binaire qui donne l’impression d’un double jeu personnage. De plus, les répétitions de verbes de vision en plus d'adverbes renforcent le thème : « elle posait DOUCEMENT », « regardait A L’AISE », « Elle AUSSI le regardait », « De TOUS ses yeux »… On observe donc un ralentissement de l’instant du à l’utilisation les adverbes qui réfère donc au romantisme encore une fois puisque cela suggère l’insistance du regard. Ensuite, on remarque l’importance des émotions qui vont crescendo : « émoi », « s’emplir de larmes » « désarroi » ainsi qu’un rapprochement entre les deux êtres : « se regardèrent », « serrés », « très près du sien le visage désormais perdu de la fille », « Il a vu un peu de poudre resté sur sa joue ». Par la suite, Alain fournier fait référence à la fusion des amoureux en mettant en avant l'évolution des pronoms personnels : « Elle », « La jeune fille », « ils suivaient ». On remarque aussi que la violence des émotions déstabilise Meaulnes comme l’indique l’utilisation de termes tels que « balourdises », « gaucherie », « sottise ». Enfin, le narrateur met en scène une ironie dramatique puisque le lecteur en sait plus que les personnages, rendant l’histoire plus intéressante. Le contraste avec la fête ainsi que la rapidité et le mouvement du couple renforce cette ironie dramatique.
3. Un instant essentiel
Pour finir, le thème “un instant essentiel” vient embellir l’histoire. En effet, cet extrait met en avant un moment particulier alors présenté comme étant un rendez-vous du destin: « Il se trouva », « sans avoir eu le temps de réfléchir », « errait au hasard », est un pléonasme qui renforce l'idée de destin. Nous remarquons aussi des moments considérés comme étant suspendus avec l’utilisation de nombreux points de suspension ainsi que des adverbes de mouvements tel que « plus lentement », « plus doucement », « immobile », « posait doucement ». L’utilisation de l’imparfait de description renforce cet état en rendant les actions plus lentes. Enfin, nous observons de la confusion au niveau des différentes saisons de l'année, en particulier celles de l'été et de l’hiver ainsi qu’un rythme de narration en contraste qui fait donc référence à la dilatation temporelle exprimant le fait que les émotions déforment la notion du temps. Pour finir, Alain Fournier met en avant la recherche du temps perdu, une idée de Proust, en d’autre mots, de Meaulnes.
II. La femme aimée, femme inaccessible
1. Sa beauté est parfaite et fragile
L’extrait “La rencontre avec Yvonne de Galais” fait aussi transparaître l'idée de la femme aimée, la femme inaccessible. En effet, ceci est transcrit par le fait que sa beauté est parfaite et fragile. Par exemple, Alain Fournier met en avant la femme aimée à travers une vision de la femme idéale en la désignant avec des termes tels que : « jeune châtelaine », « jeune fille », « gracieuse créature ». Il fait aussi en sorte de parler de la beauté exceptionnelle de la femme à travers l’utilisation de termes laudatifs voire même élogieux. Enfin, le narrateur utilise des adverbes tels que “si” : « ce profil si pur », « cette gracieuse créature », « Ses chevilles étaient si fines » ce qui donne l’impression d’une exagération justifiée.
2. Inaccessible car entre rêve et réalité
L’extrait retranscrit l'inaccessibilité de la jeune femme avec le champ lexical du rêve car il y a une différence entre le rêve d’Augustin et la réalité. Le narrateur écrit « Comme dans un rêve » puis continue le récit à la troisième personne et fait une mise en abyme ce qui crée une distance entre le réel et le rêve. Alain Fournier utilise aussi le conditionnel « s’y promènerait », « on entendrait » ainsi que des verbes exprimant la fuite : « s’échappa » ce qui montre une disparition très brutale. Ceci est alors souligné par les expressions « il faut que je rejoigne les enfants », « Il faut que je vous quitte ».
3. Un amour tragique
L’extrait fait ensuite une référence à un amour tragique. Ce thème va être exprimer par l’apparition de tourterelle qui annonce cela en gémissant de douleur. Par la suite,
on remarque des termes comme “la rafale glacée” et “décembre” qui exprime le froid qui lui-même symbolise la mort, dont le tragique du texte. Enfin, le narrateur met en avant le fait que ce soit un récit rétrospectif marqué par l'impossibilité du bonheur ainsi que le fait que Meaulnes semble de plus rien savoir, « persuadé qu’il ne reverrait plus cette gracieuse créature ».
Conclusion
Pour conclure, ce passage est donc un extrait symboliste puisqu’il met en avant la femme idéalisée ainsi que l'amour impossible. Yvonne reste mystérieuse jusqu'à la fin de l’extrait. C’est le passage central du roman. Comme dans Roméo et Juliette de William Shakespeare il évoque un amour impossible et tragique.
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