Commentaire composé sur A l'ouest, rien de nouveau de Eric Maria REMARQUE, l'enrôlement
Texte
Kantorek était notre professeur : un petit homme sévère vêtu d'un habit gris à basques, avec une tête de musaraigne...
Kantorek, pendant les leçons de gymnastique, nous fit des discours jusqu'à ce que notre classe tout entière se rendît, en rang, sous sa conduite, au bureau de recrutement, pour demander à s'engager. Je le vois encore, devant moi, avec ses lunettes qui jetaient des étincelles, tandis qu'il nous regardait et disait d'une voix pathétique:
Vous y allez tous, n'est-ce-pas, camarades?
Ces éducateurs là ont presque toujours leur pathétique prêt dans la poche de leur gilet; il est vrai qu'ils le distribuent à toute heure, sous forme de leçons. Mais alors nous ne pensions pas encore à cela.
Toutefois, l'un d'entre nous hésitait et ne voulait pas marcher. C'était Joseph Behm, un gros gaillard jovial. Mais il finit par se laisser persuader... Chose curieuse, Behm fut un des premiers qui tombèrent.
Naturellement, on ne peut pas rendre Kantorek responsable de la chose; autrement, que deviendrait le monde si on voyait là une culpabilité? Il y a eu des milliers de Kantorek, qui, tous, étaient convaincus d'agir pour le mieux, - d'une manière commode pour eux.
Mais c'est précisément pour cela que, à nos yeux, ils ont fait faillite. Ils auraient dû être pour nos dix-huit ans des médiateurs et des guides, nous conduisant à la maturité, nous ouvrant le monde du travail, du devoir, de la culture et du progrès, - préparant l'avenir. Parfois nous nous moquions d'eux et nous leur jouions de petites niches, mais au fond nous avions foi en eux. La notion d'une autorité dont ils étaient les représentants, comportait, à nos yeux, une perspicacité plus grande, un savoir plus humain. Or, le premier mort que nous vîmes anéantit cette croyance. Nous dûmes reconnaître que notre âge était plus honnête que le leur. Ils ne l'emportaient sur nous que par la phrase et l'habileté. Le premier bombardement nous montra notre erreur et fit écrouler la conception des choses qu'ils nous avaient inculquée.
Ils écrivaient, ils parlaient encore, et nous, nous voyions des ambulances et des mourants; tandis que servir l'Etat était pour eux la valeur suprême, nous savions déjà que la peur de la mort est plus forte. Malgré cela, nous ne devînmes ni émeutiers, ni déserteurs, ni lâches (tous ces mots là leur venaient si vite à la bouche!); nous aimions notre patrie tout autant qu'eux, et lors de chaque attaque nous allions courageusement de l'avant; mais déjà nous avions appris à faire des distinctions; nous avions tout d'un coup commencé de voir et nous voyions que de leur univers rien ne restait debout. Nous nous trouvâmes soudain épouvantablement seuls, et c'est tout seuls qu'il fallait nous tirer d’affaire.
Eric Maria REMARQUE
A l'ouest, rien de nouveau 1929
Commentaire composé
I L’enrôlement sous forme de manipulation
a) le respect pour les professeurs
“Kantorek était notre professeur : un petit homme sévère vêtu d'un habit gris à basques, avec une tête de musaraigne…” : Le texte commence par une description physique du professeur. On constate l’austérité du professeur qui incarne l’autorité.
“Parfois nous nous moquions d'eux et nous leur jouions de petites niches, mais au fond nous avions foi en eux.” : Il décrit là une relation totalement normale d’élèves à professeur, basée sur le respect.
b) l’endoctrinement
“Kantorek, pendant les leçons de gymnastique, nous fit des discours jusqu'à ce que notre classe tout entière se rendît, en rang, sous sa conduite, au bureau de recrutement, pour demander à s'engager.” : Le processus d’endoctrinement débute dans les cours et est prolongé jusqu’au bureau. Le professeur ne fait pas les choses à moitié. Cependant, il outrepasse son rôle de professeur en faisant des discours d’endoctrinement et de propagande politique : “tous ces mots là leur venaient si vite à la bouche!”
“ Je le vois encore, devant moi, avec ses lunettes qui jetaient des étincelles, tandis qu'il nous regardait et disait d'une voix pathétique:
Vous y allez tous, n'est-ce-pas, camarades?” : L’utilisation d’un mot se rattachant au lexique du feu “étincelles” témoigne d’une sorte de menace de la part du professeur. Celui-ci emploie tous les moyens pour atteindre son but et joue sur les émotions des élèves qui finissent par céder : “Mais il finit par se laisser persuader…”
c) la trahison
“Ces éducateurs là ont presque toujours leur pathétique prêt dans la poche de leur gilet; il est vrai qu'ils le distribuent à toute heure, sous forme de leçons. Mais alors nous ne pensions pas encore à cela.” : Le narrateur critique l’éducation qu’ils reçoivent en s’attaquant aux éducateurs qu’il juge manipulateurs car ils ont une responsabilité morale envers les adolescents et qu’ils trahissent leur confiance en les envoyant à la mort sans leur dire.
“Il y a eu des milliers de Kantorek, qui, tous, étaient convaincus d'agir pour le mieux, - d'une manière commode pour eux.” : Les professeurs ont fait ce qui étaient à leur avantage. Ils sont tous considérés comme étant les mêmes, avec la vision de la guerre et le même pouvoir de persuasion.
“ La notion d'une autorité dont ils étaient les représentants, comportait, à nos yeux, une perspicacité plus grande, un savoir plus humain. Or, le premier mort que nous vîmes anéantit cette croyance.” : On constate un abus de confiance et de faiblesse de la part des professeurs.
“Nous dûmes reconnaître que notre âge était plus honnête que le leur. Ils ne l'emportaient sur nous que par la phrase et l'habileté. Le premier bombardement nous montra notre erreur et fit écrouler la conception des choses qu'ils nous avaient inculquée.” : Les professeurs ont retiré la part d’enfance des élèves en les envoyant à la guerre. La part d’innocence qui restait en eux a disparu.
II La révolte face à la mort amène une réflexion sur le patriotisme et la condition humaine
a) la révolte
“Chose curieuse, Behm fut un des premiers qui tombèrent.
Naturellement, on ne peut pas rendre Kantorek responsable de la chose; autrement, que deviendrait le monde si on voyait là une culpabilité?” : On observe le côté ironique de la chose en appuyant sur l’idée d’endoctrinement qu’ils ont subi. Au lieu de choisir la voie de la raison, ils ont décidé de faire confiance à leur professeur pour lequel ils éprouvaient un mélange de respect et de crainte.
“Mais c'est précisément pour cela que, à nos yeux, ils ont fait faillite.” : Le “mais” témoigne de la révolte des soldats qui se permettent de juger et de se moquer en employant un mot désignant l’échec total.
“ Ils auraient dû être pour nos dix-huit ans des médiateurs et des guides, nous conduisant à la maturité, nous ouvrant le monde du travail, du devoir, de la culture et du progrès, - préparant l'avenir.” : Le narrateur critique l’éducation et le système dans lequel ils vivent et qui aurait dû les protéger et construire leur avenir. Or la guerre n’apporte que la mort.
b) le patriotisme
“Ils écrivaient, ils parlaient encore, et nous, nous voyions des ambulances et des mourants; tandis que servir l'Etat était pour eux la valeur suprême, nous savions déjà que la peur de la mort est plus forte.” : Les professeurs ont une vision du patriotisme qui se situe en dehors de la réalité de la guerre. Ils font la promotion d’idées philosophiques que les élèves devenus soldats expérimentent dans la douleur et la mort.
“Malgré cela, nous ne devînmes ni émeutiers, ni déserteurs, ni lâches (tous ces mots là leur venaient si vite à la bouche!); nous aimions notre patrie tout autant qu'eux, et lors de chaque attaque nous allions courageusement de l'avant” : On observe une énumération qui vient appuyer le patriotisme des soldats.
c) la condition humaine
“mais déjà nous avions appris à faire des distinctions” : Il y a une différence réelle entre le courage et l’aveuglement et le suicide et aussi une différence entre les idées philosophiques et la réalité de la guerre.
“nous avions tout d'un coup commencé de voir et nous voyions que de leur univers rien ne restait debout.” : On constate une prise de conscience de la part des soldats qui se rendent compte que l’utopie de la guerre que les professeurs ont décrite s’avère fausse. Ils voient de leur propres yeux (“voir” et “voyions”) l’atrocité de la guerre. Les professeurs racontent des idées préconçues sur la guerre mais ils sont dépassés car ils appartiennent à un autre génération et le monde change.
“Nous nous trouvâmes soudain épouvantablement seuls, et c'est tout seuls qu'il fallait nous tirer d'affaire.” : Il y a une désillusion des jeunes soldats qui réalisent que l’Homme est toujours seul face à la mort. La guerre par sa nature même empêche toute solidarité. Toute l’horreur de la condition humaine leur apparaît au front mais il est déjà trop tard.
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