Commentaire composé de Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Deuxième partie, Livre Quatrième, chapitre I, 1866

Commentaire composé de Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Deuxième partie, Livre Quatrième, chapitre I, 1866

Photo by Karl Fredrickson on Unsplash
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Texte

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, Deuxième partie, Livre Quatrième, chapitre I, 1866.

 

[Gilliatt, un pêcheur solitaire, robuste et rêveur, a bravé pendant des heures la tempête pour rejoindre l'épave de La Durande, un bateau à moteur. Tandis que la mer s'apaise, il cherche de quoi se nourrir. À la poursuite d'un gros crabe, il s'aventure dans une crevasse.]

 

 Tout à coup il se sentit saisir le bras.

 Ce qu'il éprouva en ce moment, c'est l'horreur indescriptible.

 Quelque chose qui était mince, âpre, plat, glacé, gluant et vivant venait de se tordre dans l'ombre autour de son bras nu. Cela lui montait vers la poitrine. C'était la pression d'une courroie et la poussée d'une vrille1. En moins d'une seconde, on ne sait quelle spirale lui avait envahi le poignet et le coude et touchait l'épaule. La pointe fouillait sous son aisselle.

 Gilliatt se rejeta en arrière, mais put à peine remuer. Il était comme cloué. De sa main gauche restée libre il prit son couteau qu'il avait entre ses dents, et de cette main, tenant le couteau, s'arc-bouta au rocher, avec un effort désespéré pour retirer son bras. Il ne réussit qu'à inquiéter un peu la ligature2, qui se resserra. Elle était souple comme le cuir, solide comme l'acier, froide comme la nuit.

 Une deuxième lanière, étroite et aiguë, sortit de la crevasse du roc. C'était comme une langue hors d'une gueule. Elle lécha épouvantablement le torse nu de Gilliatt, et tout à coup s'allongeant, démesurée et fine, elle s'appliqua sur sa peau et lui entoura tout le corps. En même temps, une souffrance inouïe, comparable à rien, soulevait les muscles crispés de Gilliatt. Il sentait dans sa peau des enfoncements ronds, horribles. Il lui semblait que d'innombrables lèvres, collées à sa chair, cherchaient à lui boire le sang.

 Une troisième lanière ondoya hors du rocher, tâta Gilliatt, et lui fouetta les côtes comme une corde. Elle s'y fixa.

 L'angoisse, à son paroxysme3, est muette. Gilliatt ne jetait pas un cri. Il y avait assez de jour pour qu'il pût voir les repoussantes formes appliquées sur lui. Une quatrième ligature, celle-ci rapide comme une flèche, lui sauta autour du ventre et s'y enroula.

 Impossible de couper ni d'arracher ces courroies visqueuses qui adhéraient étroitement au corps de Gilliatt et par quantité de points. Chacun de ces points était un foyer d'affreuse et bizarre douleur. C'était ce qu'on éprouverait si l'on se sentait avalé à la fois par une foule de bouches trop petites.

 Un cinquième allongement jaillit du trou. Il se superposa aux autres et vint se replier sur le diaphragme4 de Gilliatt. La compression s'ajoutait à l'anxiété; Gilliatt pouvait à peine respirer.

 Ces lanières, pointues à leur extrémité, allaient s'élargissant comme des lames d'épée vers la poignée. Toutes les cinq appartenaient évidemment au même centre. Elles marchaient et rampaient sur Gilliatt. Il sentait se déplacer ces pressions obscures qui lui semblaient être des bouches.

 Brusquement une large viscosité5 ronde et plate sortit de dessous la crevasse. C'était le centre; les cinq lanières s'y rattachaient comme des rayons à un moyeu6; on distinguait au côté opposé de ce disque immonde le commencement de trois autres tentacules, restés sous l'enfoncement du rocher. Au milieu de cette viscosité il y avait deux yeux qui regardaient.

 Ces yeux voyaient Gilliatt.

 Gilliatt reconnut la pieuvre.

 

1. Vrille : outil formé d’une tige métallique servant à percer le bois.

2. Ligature : lien permettant d’attacher, de comprimer.

3. Paroxysme : degré extrême, très forte intensité.

4. Diaphragme : muscle large et mince entre le thorax et l’abdomen.

5. Viscosité : état de ce qui est visqueux, gluant.

 

6. Moyeu : partie centrale d’une roue.


Commentaire composé

Ce texte du XIXeme siècle appartient au genre narratif romanesque. Décrivant la lutte avec une menace inconnue qui dépasse les simples forces humaines, il recourt aux registres épiques et fantastiques. Cette montée du suspense est propre à séduire le lecteur amateur de récits d’aventure. Victor Hugo y ajoute un talent d'écrivain visionnaire.

Victor Hugo, exilé par le pouvoir de “Napoléon le petit”, a trouvé refuge dans les îles anglo-normandes. Il est fasciné par la puissance maléfique de l’océan. Cette expérience sera retranscrite dans son roman Les travailleurs de la mer publié en 1866. L’extrait à étudier se situe au chapitre premier du livre quatre de la deuxième partie. Le marin Gilliatt, parti sauver La Durande, son navire échoué sur un récif, a pénétré dans une grotte marine pour y trouver de la nourriture. Il va y rencontrer la pieuvre géante. Nous pouvons nous demander comment Victor Hugo fait d’un monstre un personnage clé de son roman.

Nous examinerons d’abord comment se développe et s'organise la tension dramatique de cette scène romanesque, et enfin comment sont exprimées l’angoisse et l’horreur suscitées par la pieuvre.



Pour commencer, nous montrerons comment se développe et s'organise la tension dramatique de cette scène romanesque.

 Tout d’abord nous parlerons de l’effet de surprise initial. Le “tout à coup” du début qui crée la rupture, la surprise et l’accélération du rythme. La rapidité de l’attaque: “en moins d’une seconde”, “brusquement”, “rapide comme une flèche”, “sauta”.

 Ensuite, nous avons une progression mathématique inexorable: “Une deuxième lanière”, “une troisième lanière”, “une quatrième ligature”, “ un cinquième allongement”.

 Et enfin, une découverte progressive: les tentacules, puis “une large viscosité ronde et plate”, “deux yeux” qui peut-être défient et hypnotisent, enfin “Gilliatt reconnut la pieuvre”.

L'horreur va ainsi progresser jusqu'à l’identification de l’ennemi et n’est plus alors “indescriptible”.



Maintenant, nous allons expliquer comment sont exprimées l’angoisse et l’horreur suscitées par la pieuvre.

 Tout d’abord on ne connaît pas la détermination de cette pieuvre : ”Quelque chose”, “Cela”, “on ne sait quelle spirale”, cette incapacité à nommer l’adversaire est propre à augmenter la terreur. L’imagination amplifie la peur éprouvée devant l’attaquant inconnu.

 Ensuite, nous avons le contact répugnant. Un corps “mince, âpre, plat, glacé, gluant et vivant” (oxymore glacé et vivant car habituellement ce qui est froid est mort) c’est un rythme cumulatif, allitérations en [P], [L], [G], assonance en [A] prolongée par la nasalisation ce qui renforce la répulsion. La “pression d’une courroie et la poussée d’une vrille”, allitérations en [P], [R], [S], assonance en OU qui évoquent la force, les [Y] de “pression” et de “vrille” qui marquent la perforation.

 Par la suite, la succion: “Une langue hors d’une gueule [qui] lécha épouvantablement”. Le vampirisme: “d’innombrables lèvres, collées à sa chair, cherchaient à lui boire le sang”. L’impression d'être aspiré, vivant, ”avalé à la fois par une foule de bouches trop petites”. (2 fois)

 Et enfin l'étouffement, l’impression d’être garrotté: “tordre [...] autour”, “courroie”, “cloué”, “ligature”, “ressera”. “Elle était souple comme le cuir, solide comme l’acier, froide comme la nuit.” Le rythme ternaire confirme le caractère implacable de l’emprisonnement. La “compréhension” qui broie, “souffrance inouïe“, “Gilliatt pouvait à peine respirer”. L’inconnu, le contact répugnant, l'étouffement et la succion nous montre comment le l’auteur a réussi à nous exprimer l’angoisse et l’horreur suscitées par la pieuvre. La terreur vient de la synesthésie puisque le narrateur évoque à la vue et le toucher.



Cette rencontre avec la pieuvre au fond d’une caverne marine est effrayante. On peut la classer à la limite du fantastique. Victor Hugo a employé le mythe du Kraken en lui donnant des proportions moins gigantesques pour favoriser le face à face répugnant et donner plus de réalisme à son récit, ce qui participe à le rendre plus crédible. Ce qui importe ici est moins la soudaineté du naufrage que la croissance de l’angoisse et de l’horreur. Victor Hugo nous livre une métaphore de la mort sous la forme d’un cauchemar, car peu importe ce que l’on fait il faut savoir qu'un jour ce sera à notre tour de mourir. Victor Hugo distille savamment ce plaisir trouble de la peur, dans un univers étrange pour faire naître l’anxiété, le paroxysme de l’angoisse chez le lecteur confortablement installé dans son fauteuil.

 

D’autres auteurs l’ont suivi dans cette voie des fantasmes oppressants qui viennent hanter nos nuits: Lautréamont dans Les Chants de Maldoror, avec sa “vieille araignée de la grande espèce” ; Bram Stoker et son lycanthrope Dracula…


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