Commentaire composé de Cyrano de Bergerac, L'Autre Monde ou Histoire comique des États et Empires du Soleil
Texte
Commentaire de Cyrano de Bergerac, L'Autre Monde ou Histoire comique des États et Empires du Soleil, 1657-1662.
[Cet ouvrage peut être considéré comme l'ancêtre français de la « science-fiction ». Il présente les voyages imaginaires du héros-narrateur, qui après avoir visité la Lune, se retrouve sur le Soleil. Là, il va être jugé par les oiseaux civilisés qui peuplent cet astre et qui considèrent les hommes comme des ennemis. Une pie compatissante qui a séjourné sur Terre prend sa défense. Mais voici qu'arrive un aigle]
Elle1 achevait ceci, quand nous fûmes interrompus par l'arrivée d'un aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d'un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le roi, si ma pie de sa patte ne m'eût contenu en mon asslette2. « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fût notre souverain ? C'est une imagination de vous autres hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l'aigle nous devait commander.
« Mais notre politique est bien autre; car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique; encore le changeons-nous tous les six mois, et nous le prenons faible, afin que le moindre à qui il aurait fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu'il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu'il soit d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.
« Chaque semaine, il tient les États3, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S'il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l'on procède à une nouvelle élection.
« Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d'un grand if sur le bord d'un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l'un après l'autre passent par-devant lui ; et si quelqu'un d'eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l'eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu'il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »
Je ne pus m'empêcher de l'interrompre pour lui demander ce qu'elle entendait par le mot triste et voici ce qu'elle me répliqua :
« Quand le crime d'un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l'expier, on tâche d'en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l'on y procède de cette façon :
« Ceux d'entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre, sont délégués vers le coupable qu'on porte sur un funeste cyprès. Là ces tristes musiciens s'amassent autour de lui, et lui remplissent l'âme par l'oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l'amertume de son chagrin désordonnant l'économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d'œil, et meurt suffoqué de tristesse.
« Toutefois un tel spectacle n'arrive guère; car comme nos rois sont fort doux, ils n'obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle.
« Celui qui règne à présent est une colombe dont l'humeur est si pacifique, que l'autre jour qu'il fallait accorder4 deux moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c'était qu'inimitiés5. »
1. La pie.
2. Ne m'eût fait conserver ma position.
3. Il tient une assemblée
4. Accorder : mettre d'accord, réconcilier.
5. Inimitié : dispute, hostilité, haine.
Commentaire
Comment Cyrano de Bergerac utilise-t-il le genre de l’apologue pour critiquer les peuples européens ?
Introduction:
Cyrano de Bergerac est le précurseur de la science fiction. Il écrit des romans à but argumentatifs qui ont lieu sur d’autres planètes, des endroits inconnus au lecteur. Un de ses romans s’intitule L'Autre Monde ou Histoire comique des États et Empires du Soleil. Écrit entre 1657 et 1662 il présente sous la forme de l’apologue un peuple parfait vivant sur le soleil. Un apologue est un récit narratif extraordinaire qui permet au narrateur de critiquer ou de dénoncer une institution en passant outre la censure. Les auteurs se protègent de la censure par le biais de l’éloignement: les textes paraissent n’avoir pour but que de divertir le lecteur. L’extrait que nous allons étudier utilise une description de ce monde presque utopique pour critique le monde Européen et notamment ses dirigeants.
Comment Cyrano de Bergerac utilise-t-il le genre de l’apologue pour dénoncer les peuples Européens?
D’abord nous analyserons les indices qui font de cet extrait un apologue. Puis nous étudierons la critique des peuples Européens et de leurs dirigeants.
1. Le genre de l’apologue
L1 : « Elle achevait ceci quand nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un aigle” mise en contexte : présentation des événements.
l2 : « Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le roi, » Cyrano fait preuve de respect puisqu’il veut s’incliner devant l’aigle. Cet oiseau est tellement majestueux qu’il le prend pour le roi.
l3: « si ma pie » Aspect imaginaire de l’apologue : une pie parle, le retient et se montre intelligente. Pie = aspect bavard de l’oiseau qui prend la défense de Cyrano par la parole.
l4 : « que l'aigle nous devait commander » Genre de l’apologue : tout est différent de sur Terre, ce n’est pas le plus fort qui dirige. Peut troubler le lecteur : pas habitués à voir un animal puissant être inférieur à une pie. = dépaysement
l6 :” « Mais notre politique est bien autre; car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique; encore le changeons-nous tous les six mois” Aspect utopique : monde parfait ou l’être le plus pur et le plus parfait mentalement dirige le pays. Dépaysement : le contraire exact s’applique sur Terre ou se sont les plus forts qui dirigent.
l7-8 : « nous le prenons faible, afin que le moindre à qui il aurait fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu'il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu'il soit d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices. » Il s’agit d’une description du contraire de ce qu’il se passe sur terre : le roi est fort pour que son peuple ne puisse pas se révolter s’il leur fait du tort. Le roi est haï de la majorité de la population à cause des taxes et de son pouvoir tyrannique. De plus, la guerre est présentée comme une solution aux conflits sur terre et non comme une source d’injustice.
l9:” « Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S'il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l'on procède à une nouvelle élection. » Le roi doit être aimé de la population : si 3 oiseaux ne l’apprécient pas, il renonce à son poste de roi et le laisse libre au prochain. Le monde imaginaire est présenté comme parfait, ou l’avis de tous est pris en compte.
« Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d'un grand if sur le bord d'un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l'un après l'autre passent par-devant lui ; et si quelqu'un d'eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l'eau.” Le roi peut se faire tuer s’il il est coupable d’un crime. Il est tué sans procès, avant même que l’on sache pourquoi il a été tué. Le roi ne peut pas se défendre : il est ligoté, et il accepte de bon cœur de subir cette cérémonie.
Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu'il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. » Celui qui accuse le roi ne doit se justifier qu’une fois qu’il l’a tué. S’il ne peut se justifier, il doit mourir par la souffrance morale.
“Je ne pus m'empêcher de l'interrompre pour lui demander ce qu'elle entendait par le mot triste et voici ce qu'elle me répliqua :” Le narrateur fait du lecteur son complice. Il lui raconte l’histoire comme s’il l’avait vécue. Société sans tabou ou l’on parle des peines de mort sans gènes. La pie est bavarde et parle de tous les sujets. La société sur le soleil parait parfaite, presque Utopique.
« Quand le crime d'un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l'expier, on tâche d'en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l'on y procède de cette façon :
« Ceux d'entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre, sont délégués vers le coupable qu'on porte sur un funeste cyprès. Là ces tristes musiciens s'amassent autour de lui, et lui remplissent l'âme par l'oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l'amertume de son chagrin désordonnant l'économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d'œil, et meurt suffoqué de tristesse.” Dans ce monde, les sentiments ont une valeur bien plus importante que dans le nôtre. Leur pire torture est de faire mourir quelqu’un de mélancolie et de tristesse en lui faisant écouter de la musique triste. Le monde parait parfait : les sentences ne sont pas corporelles mais morales. Le soleil paraît donc posséder une civilisation plus avancée que la terre.
« Toutefois un tel spectacle n'arrive guère; car comme nos rois sont fort doux, ils n'obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle.” Le monde parfait : personne ne fait du mal à son prochain. Tous les hommes se respectent car ils ne veulent subir une mort aussi “atroce”.
« Celui qui règne à présent est une colombe dont l'humeur est si pacifique, que l'autre jour qu'il fallait accorder deux moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c'était qu'inimitiés5. » Colombe : animal symbole de la paix, (cliché) car elle représente dans ce monde le personnage qui doit être doux et parfait. Cet animal ne connaît pas de querelle. Elle ne comprend pas cette notion. C’est ici ironique car un roi se doit de régler les problèmes de son peuple. Elle doit donc forcement avoir connus des soucis de ce type auparavant. Elle parait trop parfaite et trop candide.
2. La critique des peuples européens.
l2 : « Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le roi, » Cyrano critique les peuples européens : leurs rois sont facilement identifiables avec tout leur attirail et toutes les personnes qui les protègent. De plus, il est obligatoire de lui marquer une forme de respect en s’agenouillant devant lui.
l4: « C'est une imagination de vous autres hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l'aigle nous devait commander. »
Critique directe des hommes qui sont cités. Les hommes se font commander par les plus forts, les plus cruels rois : critique des rois européens qui maltraitent leur peuple.
l6 :” « Mais notre politique est bien autre; car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique; encore le changeons-nous tous les six mois » Critique indirecte des tyrans européens : il cite ici tous les adjectifs qui leur sont contraires : doux, faible, pacifiques. De plus ils changent ce roi tous les six mois alors que les tyrans dirigent le pays jusqu’à leur mort. Cyrano met ici en avant les principes de ce qu’on appellera la démocratie : « le changeons-nous tous les six mois » : il s’agit véritablement du peuple qui change le roi : on peut donc supposer une élection.
l7-8 : « nous le prenons faible, afin que le moindre à qui il aurait fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu'il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu'il soit d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices. » Critique indirecte des rois européens : ils appliquent exactement le contraire des principes énoncés, or ce monde est présenté comme parfait. Cyrano critique donc indirectement les rois en présentant leurs opposés comme des sources d’inspiration.
l9 : « Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S'il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l'on procède à une nouvelle élection. » Critique indirecte du roi: il ne laisse jamais ses sujets s’exprimer sur ses défauts ou sur de quelconques changements à apporter à sa régence. Toute critique du roi est condamnable et peut même faire tuer le coupable.
l10« Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d'un grand if sur le bord d'un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l'un après l'autre passent par-devant lui ; et si quelqu'un d'eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l'eau. » Critique indirecte du roi : les rois européens ne peuvent en aucun cas être victimes de n’importe qu’elle type de violence. De plus dans cet apologue, le roi accepte ses crimes sans même les connaître alors qu’en Europe, tous les rois sont prêts à déclencher des guerres pour rester sur le trône.
l11 : « Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu'il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. » En Europe toute personne accusant le roi est condamné à mort. Le roi se doit d’être au dessus de la population et ne peut être critiqué.
« Quand le crime d'un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l'expier, on tâche d'en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l'on y procède de cette façon :
« Ceux d'entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre, sont délégués vers le coupable qu'on porte sur un funeste cyprès. Là ces tristes musiciens s'amassent autour de lui, et lui remplissent l'âme par l'oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l'amertume de son chagrin désordonnant l'économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d'œil, et meurt suffoqué de tristesse. » Critique indirecte de la peine de mort en Europe. En Europe la mort se fait par la torture, elle est très douloureuse pour le condamné. Alors que sur le soleil, tout se fait par les sentiments. Leur monde est basé sur la sensibilité. Les êtres sont beaucoup plus doux et fragiles : un simple morceau de musique mélancolique leur dérègle les organes et ils en meurent. Contrairement aux peuples européens ou la souffrance est physique et brutale.
« Toutefois un tel spectacle n'arrive guère; car comme nos rois sont fort doux, ils n'obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle. » Ironie : nos rois représentent le contraire des rois évoqués dans ce monde, ils sont forts, cruels et condamnent de nombreuses personnes à mort sans véritable raison.
« Celui qui règne à présent est une colombe dont l'humeur est si pacifique, que l'autre jour qu'il fallait accorder4 deux moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c'était qu'inimitiés5. » Nos rois ne prennent pas le temps de connaître la vérité, ils punissent les faibles et protègent les puissants sans se soucier des connaissances. Les rois européens sont donc le contraire de cette colombe.
Conclusion :
Dans cet extrait, Cyrano de Bergerac utilise un peuple fictif, sur un monde imaginaire pour critiquer l’Europe. Cet aspect extraordinaire lui permet d’exposer ses idées sans craindre la censure. Son œuvre paraît divertissante car la critique des rois est souvent indirecte.
On peut rapprocher cet apologue du conte philosophique Micromégas écrit par Voltaire. En effet ce conte engagé utilise un personnage irréel pour critiquer les autorités de son monde.
Écrire commentaire
Legre (vendredi, 03 décembre 2021 16:04)
Oral